Le pied battant sur le sol, signalant ton impatience, tu attends. Bel est en retard. Ça ne devrait pas vraiment te surprendre : c’est Bel, après tout. Toi-même tu n’es pas du genre à arriver à l’heure (les stars arrivent toujours en retard), mais là, le sataniste se fout un peu de ta gueule, quand même. En même temps, pourquoi lui avais-tu proposé ça aussi, vu comment il avait vandalisé les quelques panneaux de pub que tu avais accroché dans la ville de façon plus ou moins légale (oui, il faut demander l’autorisation à la mairie, mais tu as d’autres choses à faire !). Qu’est-ce qu’il essayait de faire, de pourrir ton commerce ? Du coup, après quelques courriers insultants et menaçants, et une engueulade en bonne et due forme en face à face, tu as accepté de le pardonner en échange d’un service. Ou d’une exploitation, selon un point de vue qui n’est pas la tien. Tu aimes l’idée de vêtements basés sur quelque chose d’aléatoire, sur quelque chose que tu ne peux pas contrôler, et le pouvoir de Bel semble parfait pour ça. Ton idée repose sur un oxymore ; tu couds des vêtements relativement bourgeois, pour des personnes très propres sur elles, et Bel les rend punk. C’est une expérience : ça peut soit être génial, soit être une catastrophe absolue, et dans ce cas, tu aurais perdu beaucoup d’heures de travail et des ressources importantes. Mais bon, la création, c’est beaucoup de tâtonnement.

Alors te voilà, avec devant toi plusieurs pièces de vêtements dans un style qui ne t’est pas très naturel : un style assez bon chic bon genre, bourgeois, mais également des vêtements plus traditionnels, comme des kimonos, une djellaba, un hanbok, un boubou, des robes traditionnelles polonaises et lapones… Tant de vêtements différents qui seront bientôt complètement transformés par cette espèce de punk à chien qui a tant de mal à respecter la propriété d’autrui et qui en plus est en retard. Ton atelier est en bazar, comme d’habitude ; tu le ranges quand tu as des clients qui vont arriver, mais Bel ne compte pas comme un client. Il ne mérite pas l’effort que tu ranges ton atelier. Rien que savoir qu’il va devoir monter les sept étages à pied pour atteindre ton atelier te fait monter un sourire vengeur.

Finalement tu entends la porte qui s’ouvre ; tu te retournes et constates qu’il ne semble pas venir à l’esprit du Roublard d’essuyer ses pieds sur le paillasson avant d’entrer (ou même de retirer ses chaussures, comme il est de coutume de le faire dans ton pays d’origine, Hong Kong), puisqu’il dépose de la boue partout sur le parquet.

« Tes chaussures ! », tu t’exclames, sans un bonjour.

Au moins il échappe à l'engueulade sur son retard.