Les violences se sont multipliées ces derniers temps. Certains Roublards multiplient les actes de violence et les cambriolages envers les Mondains et les plus riches ; ils parlent de vengeance, d’équilibre. Ils accusent les Droits de mentir pour trouver une excuse pour les arrêter et les tabasser ; alors s’ils se font tabasser et arrêter, autant que ce soit pour une bonne raison non ? Les arrestations sont de plus en plus arbitraires ; un jour des Droits sont entrés de force dans ton atelier, soupçonnant qu’un Roublard les fuyant s’était réfugié ici. Le manque de preuve ne les a pas empêchés de fouiller tout ton atelier, sans daigner ranger ou nettoyer quoique ce soit par la suite. Ton ressentiment envers eux n’a fait que grandir. Par ailleurs, ils avaient raison : le Roublard s’était bien réfugié là pour que tu l’aides avec une douleur mineure, mais il s’était enfui avant qu’ils n’arrivent, prévenu grâce à des codes que seuls les Roublards connaissent. Tu te sais en tort aux yeux de la loi ; tu as aidé un fugitif, tu n’as pas aidé les forces de l’ordre. Mais ce sont ces mêmes forces de l’ordre qui avaient frappé un Roublard deux jours auparavant pour les avoir insultés ; le Roublard était un enfant éternel d’à peine onze ans, qui ne méritait certainement pas un œil au beurre noir pour avoir répété quelque chose qu’il entend chaque jour à la Cour des Miracles de la bouche d’adultes qu’il admire.
Alors te voilà partagée ; d’un côté tu veux te mettre un peu à l’écart des Roublards pour t’éviter des ennuis avec les Droits. De l’autre côté, tu es une Roublarde et tu ressens toi-même de l’amertume envers le traitement qui vous est réservé. Et entre Roublards, on se protège. Tu ne peux pas refuser d’aider un Roublard contre ses poursuivants, peu importe si le Roublard est en tort ou non.
Qui sait ce qui se passe réellement, entre rumeurs et désinformation ? Des gens disparaissent ; est-ce la faute des Roublards ou des Droits ?
Sur la place publique, il y a un mur, avec les visages de ceux disparus, si jamais quelqu’un les aperçoit. Tu vas le voir, parfois, dans l’espoir de voir certaines affiches disparaître, dans l’espoir que quelqu’un soit retrouvé. Tu observes le visage de Butch, immobile sur une affiche en papier sépia ; elle était une Droite et vous aviez eu des tensions, certes, mais tu savais qu’elle était honnête malgré tout. Sa disparition avait été mise sur le dos des Roublards et avait servi d’excuse à une violence redoublée contre les Roublards. Tu avais bien entendu son nom être prononcé quelques fois, notamment par Zachary, un Roublard avec une haine viscérale des Mondains, mais rien ne t’a jamais laissé penser que les Roublards l’avaient éliminée. Tu ne connais pas très bien le Roi des Thunes, mais tu n’es pas certaine qu’il l’aurait laissé faire ; cet homme est un très bon stratège.
Tu te fais bousculer par un type à l’allure étrange, avec une lourde ceinture remplie de clés à molettes et d’outils de mécanicien, et des plaques de métal sur ses vêtements. Il a l’air triste. Il a un tas de feuilles dans sa main droite, et une agrafeuse dans la gauche. Sur le panneau il accroche une feuille avant de s’éloigner, la tête baissée. Tu jettes un coup d’œil sur l’affiche.

« DISPARU : AOI. CONFECTIONNEUR. VU POUR LA DERNIERE FOIS SUR LES TOITS. BLOND, AGE PHYSIQUEMENT DE 8 ANS, MOUSTACHES DE CHAT. PEU AVANT SA DISPARITION IL AURAIT SURPRIS DES ECHANGES LOUCHES CONCERNANT UN SAC AVEC DES OBJETS PRECIEUX. SI VOUS AVEZ DES INFORMATIONS, CONTACTEZ… »

Un gamin de huit ans ? Ta mélancolie s’aggrave. Cependant, la mention de ce sac t’intrigue ; n’avais-tu pas entendu un Roublard parler d’un sac empli de documents importants qu’il avait volé ? Alors que tu veux te détourner pour t’éloigner de ce mur maudit, tu rentres en collision avec quelqu’un qui lisait attentivement l’affiche d’Aoi.

La personne que tu bouscules est grande -plus grande que toi- et a un physique androgyne ; l’espace d’un instant, tu te surprends à penser qu’elle ferait un bon mannequin. Presque d’instinct, ton esprit se met à imaginer quels vêtements lui iraient bien. Tu fais un tri, valide ou rejette des pièces invisibles qui n’existent que dans ton esprit. Mais tout ça ne dure que quelques secondes à peine ; ses mains te libèrent et elle se met à parler immédiatement ; sa voix est plus aigüe que ce à quoi tu t’attendais. Tu imaginais une voix plutôt grave, posée, presque masculine. Mais il s’agit d’une voix de femme, qui parle avec précipitation, maladresse. Tu en es presque déçue ; tu t’attendais à une personne calme et posées.

Vous n’êtes pas sur la même longueur quant à vos pensées. Elle redirige ton attention vers Aoi, vers ce pauvre gamin dont on n’a plus de nouvelles. Vous traversez des temps sombres ici. Tu hausses les épaules. Tu le connaissais de vue, le gamin qui montait sur les toits. Tu l’avais vu plusieurs fois escalader des bâtiments, et tu te souviens des Roublards qui se disaient que quand même, ce serait utile de l’avoir dans vos rangs. Mais tu n’es pas une grande fan des enfants. Ils sont trop bruyants, trop joyeux, ils bougent partout et ils sont encore trop naïfs et innocents. Tu n’es pas à l’aise avec l’innocence.

« J’ai entendu parler de lui. »

Tu désignes la mention du sac sur l’affiche.

« Un de mes… amis a évoqué un sac avec des trucs importants dedans. Je sais pas s’il s’agit du sac en question. »

Tu ne sais pas pourquoi tu lui dis ça ; peut-être que cette fille est une Ligne -une Droite, en jargon de Roublard. Peut-être est-ce parce que tu es un peu désolée pour ce gamin qui a disparu sans laisser de trace. Peut-être que cette fille t’inspire confiance -si n’importe qui peut t’inspirer confiance.