Le vendredi 22 novembre de l’an 230, un trio de juges connus pour leur impartialité et incorruptibilité sortirent de la mairie, l’air décidé. Ils avancèrent jusqu’à la place publique, le visage neutre et honorable, accompagnés et protégés par des Droits contre une foule pourtant très calme mais murmurante et appréhensive. Ils avancent jusqu’au centre de la place publique, où tous les candidats attendent, alignés.
Les trois juges montent sur l’estrade, pour être vus par le plus de gens possibles. L’un d’eux -celui qui a l’air le plus jeune, mais est en réalité le plus vieux- s’avance. Il regarde la foule ; il a l’habitude, il fait cela tous les dix ans. Les visages se ressemblent toujours. Appréhensifs, emplis d’espoirs.

« Je ne vous ferai pas attendre plus longtemps. Le nouveau maire, à la grande majorité, n’est autre qu’Eliana ! »

Des hurlements de joie surgissent du public ; des cris de frustration aussi. Mais la majorité du peuple de Lux a décidé de voter pour Eliana, et le résultat est plutôt unanime. Le juge regarde la nouvelle maire et tend sa main dans sa direction, pour l’inciter à le rejoindre.

« Comme à toutes les élections, ce soir sera un soir de célébrations ; la mairie va distribuer nourriture et boissons, et tous nos musiciens sont invités à jouer de la musique pour célébrer la grandeur de la décennie à venir. Mais avant, je laisse à notre nouvelle maire l’occasion de prendre la parole. »

Eliana monte avec une fierté non-dissimulée sur les marches qui la mènent en haut de l’estrade. En seulement quelques années, elle avait réussi ce qui lui aurait été impossible dans l’ancien monde : devenir importante. Maire de Lux était l’équivalent de présidente d’un pays. Elle allait avoir tant de pouvoir entre ses mains, et pour cela, il lui avait suffi de donner l’image d’une gentille petite fille dévouée à la cohésion et à l’amour de son prochain. Tout n’était pas faux bien sûr, et elle suivrait sûrement son programme d’une certaine manière, mais elle allait aussi tellement s’amuser ! Il ne fallait pas qu’elle s’emballe trop cependant. Si son sourire se faisait trop visible, la population se méfierait peut-être. Enfin devant la foule, elle prit la parole.

“Merci à tous ceux qui ont cru en mon projet d’avenir pour Lux. J’espère de tout cœur être à la hauteur de vos attentes. Toute ma vie m’a préparée pour ce jour. Maintenant que je suis enfin en position de vous aider, ma première annonce, qui sera en lien avec ma première loi est la suivante : Je demande à tous les cercles de trouver des personnes influentes ou à minima ayant connaissance des besoins et des envies de leur cercle. Lorsque les noms me parviendront, j’établirai le nouveau conseil que j’envisageais. De plus, je compte donner leur chance à ce conseil à tous mes anciens candidats au poste de maire. Leur vision peut être importante pour le futur de Lux. Excepté pour Yanluo, bien entendu, dont les idées sont absurdes et barbares. Les droits, je sais que vous pouvez mieux faire en termes de représentant.”

Eliana était parfaitement satisfaite de ce discours qu’elle avait en grande partie conçu sur le tas. Il y avait de tout : de l’espoir, de la cohésion, et surtout, du rabaissement pour un candidat minable qui saura sans nul doute transformer cette colère qu’il ressentira en un délicieux chaos. Et il sera le seul à être tenu responsable pour tout cela. Eliana avait hâte de voir ce que Yanluo prévoyait pour le futur.

Elle descendit de l’estrade sans plus de cérémonie pour marcher au milieu de la foule, parler avec certaines personnes, remercier ses supporters et mépriser ses opposants.

Le soir des élections Arwel ne savait pas très bien ce qu’il devait penser. Devait-il espérer sa victoire ou sa défaite ? Celle de Yanluo ? Qu’en était-il des autres candidats ? Il ne voulait pas vraiment être maire. Il était arrivé dans la course sur un pur malentendu (rien d’étonnant à cela quand on le connaît) et avait tout d’abord espéré que personne ne voterait pour lui. Mais au fur et à mesure que la campagne avançait il s’était surpris à vouloir être élu, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Il ne se voyait pas maire ni affronter toutes les responsabilités qui allaient avec mais il ne pouvait nier que la chose était tentante. Il serait capable de tellement de chose ! Enfin cela n’avait été qu’un rêve comme un autre. Il ne savait pas très bien ce qu’il s’était passé. Il était nul en politique, ce n’était pas son domaine. Il s’était allié avec quelqu’un pour augmenter leur chances de réussite et peut-être bien que c’était cette alliance même qui avait causé sa perte. Ou alors son soutient bien trop flagrant pour Yanluo. Peut-être un peu des deux. Ou alors c’était parce qu’il était réellement inapte pour le rôle de maire et de politicien. Qu’importe, il retournerait à ses livres comme il l’avait toujours fait.

Arwel se devait d’être là pour les résultats. Il était avec les autres candidats, aligné comme des prisonniers attendant leur sort. Il avait des métaphores un peu sombre certes, mais c’était la sensation qu’il avait. Tous ces gens qui les regardaient… Tous ces visages qui avaient chacun leur propre espoir et attentes. Est-ce que les choses allaient dégénérer ? Est-ce que la foule se révolterait ? Est-ce que cela se passerait bien ? Le gallois n’en savait rien mais il était mort de trouille, là, sur cette estrade avec les autres candidats. Il ne savait pas quoi faire si on criait son nom ou celui de son associé. Que se passerait-il ? Sa vie serait certainement changé à jamais.
Heureusement, ou malheureusement, ce ne fut pas son nom qui fut prononcé.
L’écrivain poussa un long soupir de soulagement. La tension qui s’était accumulé en lui depuis le début de cette histoire lui tombait dessus qu’un coup et semblait le quitter aussi vite qu’un ballon qui se dégonflait. Il était libre. Libéré de cette pression. Ni lui ni son associé n’avaient gagné. Il pouvait retourner vaquer à ses occupations.

Il applaudit poliment Eliana qui venait d’être élue maire et écouta son discours. Il ne lui vint pas à l’esprit de vérifier si elle mentait ou non. Il aurait très bien pu avec son pouvoir mais Arwel avait d’autre chose en tête pour penser à cela. De un, il n’avait pas à assumer les responsabilités de maire et de deux, oh mon dieu mais c’est qu’il allait devoir devenir un membre du Conseil ! Bien entendu il n’était obligé en rien, tout comme il n’avait pas été obligé de se présenter comme candidat au poste de maire, haha. Il était presque assuré qu’on allait lui refourgué le sale boulot ou qu’il se mettrait dans cette situation d’une façon ou d’une autre. Après tout il était doué pour ça, se mette dans des situations involontairement. En entendant le nouveau maire il songea qu’il ferait mieux de taire certaines choses. Si on s’en prenait à lui pour un soutien passé ou une admiration trop forte de quelqu’un que l’on considérait comme un extrémiste il allait passé un sale quart d’heure. Pourquoi ne pas faire tout ce que le nouveau maire souhaité pour être à l’abri du danger ? Cela lui paraissait être une excellente idée !

Il applaudit de nouveau à la fin du discours et ensuite tenta de se faire discret en rejoignant la foule. Il tourna le dos à Yanluo, qui d’ailleurs ne devait pas se préoccuper de sa petite personne, et chercha un visage familier. Est-ce qu’on voudrait encore lui parler après son soutien à Yanluo ? Que penserait ce dernier en voyant qu’Arwel lui tournait le dos ? Une fois de plus il s’était fourré dans le pétrin et ne savait pas comment en sortir. Il aurait aimé avoir plus de courage, comme Yanluo. Quoiqu’il arrive il ne pouvait s’empêcher d’admirer l’homme. Toutefois il n’était pas comme lui et n’avait pas la force de se battre pour quoique ce soit, il était tellement plus facile de se soumettre aux autres…

Une voix familière l’interpella et Arwel tourna la tête en sa direction. Alban. Son compatriote gallois. Il lui faisait de grands gestes pour attirer son attention tout en continuant de l’appeler, il n’avait pas l’air de lui en vouloir pour quoique ce soit. Arwel décida qu’il n’y avait pas de danger à aller à sa rencontre et c’est ce qu’il fit, difficilement au vu de la foule sur la Grande Place. Une tape amicale dans le dos le fit sursauter, c’est qu’il en avait de la force le gallois, mais cela fit aussi naître un sourire sur son visage. Qu’est-ce qu’il avait envie de serrer le petit gallois dans ses bras.

«  Il n’y a pas à être désolé. Après tout, le meilleur à gagné comme on dit. Enfin la meilleure en l’occurrence.  »

L’écrivain ne savait guère quoi penser du nouveau maire. Il avait rarement vu des femmes au pouvoir de son temps, pas que ce genre de choses l’avaient jamais intéressé de toute manière, et ne savait pas si cela était une bonne chose ou non. Il n’aimait pas trop les femmes en général et une avec du pouvoir lui semblait dangereux, enfin qu’est-ce qu’il en savait ? Il n’était qu’un petit écrivain qui n’y connaissait rien à la politique. Un truc de gallois de son temps sûrement, et de celui d’Alban aussi. Il doutait que son confrère s’y connaisse mieux dans le domaine. Enfin ils verraient bien comment les choses évolueraient, n’est-ce pas ?

«  On dirait que la politique n’était pas faite pour moi. Il vaudrait sûrement mieux que je me cantonne à ce que je sais faire : écrire.  »

Et puis il ne sut quelle mouche le piqua. Il tendit les bras vers Alban et l’enlaça chaleureusement. Etait-il en train de perdre la tête ? Sûrement.

Yanluo et Elvire écoutent le résultat des élections attentivement. Si le premier conserve un visage calme et posé, la seconde ne peut cacher sa déception. Mais déjà les deux préparent leur futur.
Dès qu'Eliana a terminé son discours, Elvire se dirige vers elle pour la féliciter. Le plan ? Se rapprocher d'Eliana, pour rester au pouvoir. La nouvelle maire a déjà annoncé qu'elle comptait donner sa chance à (presque) tous les candidats ; Elvire comptait bien saisir cette opportunité. Dès la fin du discours d'Eliana, elle la suit alors que la nouvelle maire s'en va se faire féliciter par ses partisans. Elle compte lui serrer la main, lui dire combien son programme semble intéressant... bref, faire de la politique.

De son côté, Yanluo conserve un visage calme et neutre. Il n'a pas l'air surpris, pas l'air déçu. Il a avalé l'humiliation publique d'Eliana à son encontre sans un mot. Son programme était qualifié d'absurde et de barbare ; il n'était pas d'accord. Tout ce qu'il voulait, c'était protéger les habitants de Lux -les habitants honnêtes. Tout ce qu'il faisait, c'était dans l'intérêt de Lux. Pourtant, le peuple ne l'avait pas vu comme cela. "Barbare" ; voilà ce qu'il était à leurs yeux. Sans un mot mais la tête haute il descendit de l'estrade, rejoint par ses quelques partisans. Certains l’exhortaient à répliquer, à se venger -ne serait-ce que pour cette humiliation gratuite et publique, destinée uniquement à satisfaire un peuple au cerveau lavé par la propagande roublarde. Mais Yanluo accepte sa défaite. Le candidat défait a certes beaucoup de défauts, mais il a des principes. Et l'un de ses principes est le respect de la démocratie. Son enfance a été bercée par le récit de ses parents lui racontant la vie en Chine, cette vie sous la dictature du parti communiste ; il n'oubliera jamais ses parents lui disant que voter était son devoir de citoyen. Et les citoyens avaient effectué leurs devoirs, ils avaient choisi la voie à prendre. Cette voie était mauvaise, il n'en doutait pas, mais il n'avait visiblement plus sa voix au chapitre. À n'en pas douter, la situation allait empirer. Alors peut-être Eliana reverrait son jugement et le suppliera de l'aider.
Il traverse la foule pour retourner au Palais de Justice ; il a du travail à faire, des affaires à traiter, des criminels à arrêter. De toute évidence, c'est une priorité qu'Eliana ne partage pas.

Arwel vit Yanluo s’éloigner et retourner vers ce qui semblait être la direction du Palais de Justice, il allait sans doute reprendre le travail comme si de rien était. Il devrait faire de même.
L’étreinte de son confrère gallois lui fit un bien fou, depuis qu’il avait été dans les bras de Nott il appréciait de plus en plus cette sensation de douce chaleur qui se dégageait du contact humain. Il n’aurait jamais cru avoir le culot de prendre l’initiative par lui-même cependant. Les choses avaient changés.
Alban essaya de le rassurer à sa manière et l’écrivain se rendit compte à quel point il avait de la chance. Toute sa vie ici il n’avait jamais voulu s’ouvrir à qui que ce soit ni se rapprocher de quiconque. Et aujourd’hui il se rendait compte que c’était peut-être une erreur. Alban était là pour lui. Henry avait été là pour lui, même Nott qui avait été un parfait inconnu lui avait apporté du réconfort. Peut-être devrait-il s’ouvrir un peu plus aux autres et au monde.

«  Tu as une bien haute estime de moi, Alban. Je te remercie. Ça va aller maintenant.  »

Arwel refléta le sourire de son confrère gallois et il eut une folle idée. Tout le monde était en train de faire la fête, pourquoi partir d’ici alors qu’il pouvait en profiter ? Ce n’était pas sa victoire mais ce n’était pas la fête tous les jours.

«  Que dirais-tu de faire la fête en ma compagnie ?  »

Demain serait un autre jour, demain il retournerait au travail et sans doute à celui qu’il était. Toutefois, ce soir était différent. Ce soir, c’était l’occasion de se détendre un peu en ne se préoccupant guère de ce qu’il adviendrait le lendemain, c’était le moment de tout oublier et de s’amuser. Qui sait ce qui allait se passer ? Peut-être que dans quelques heures les habitants de Lux verront un Arwel à moitié dénudé en train de chanter parmi les artistes.