Wen s'installe près d'elle. Le feu crépite doucement, mais Butch est un peu tendue. Elle n'avait absolument pas envie d'entendre ce qu'elle vient d'entendre là, et elle joue machinalement avec un petit bout de peau situé près de son ongle.

Alors, Wen était pirate. Butch se retient de demander "informatique?" mais quelque chose lui souffle qu'elle se gaufre totalement et qu'on parle plutôt de bateaux, ici. C'est loin de ses réalités, et elle imagine mal son amie sur un navire, sale et mal nourrie, avec un équipage d'hommes. Mais dans le même temps, si quelqu'un peut bien s'en sortir, c'est elle.

Elle hoche la tête, après un moment de silence. Elle comprend.

"Je vois. Mais si tu retires la police...comment dire. Tout le monde peut pas se transformer en ours en cas de problèmes. Il faut des règles communes, sinon... tout fout le camp. Tout le monde y va de son petit sauvetage et de sa petite justice, mais si on est pas égaux face à ça, alors..."

Une autre gorgée de bière.

"Alors c'est compliqué d'assurer que tu te feras pas fracasser la gueule a cause d'un vol de pommes, alors que le mec qui tue quelqu'un dans la rue se fera juste gronder. Faut un terrain avec des règles communes, et des pratiques communes, sinon... 'fin, tu comprends."

Butch a jamais été une grande oratrice. Et là, ça la rattrape un peu.

"C'était je sais plus quel lettré qui disait que la liberté sans l'égalité, c'était la jungle."

Et l'égalité sans la liberté, c'était la prison. Mais ça, Butch le garde pour elle.

Une société a bien besoin de flics, non?
Et si c'est pas le cas, alors...
Qu'est ce qu'elle fout là, elle qui ne sait faire que ça?

Apparemment, Butch a rien capté au propos. Ah. Elle regarde obstinément la mer, terminant sa bière, en se demandant un instant si elle ne va pas la jeter dans l'eau en signe de protestation contre on ne sait quoi. Mais un fond d'écologie la rattrape, et elle se contente d'enfoncer son cul dans le sable d'un coup sec, avant d'en ressortir une. Pitié, qu'elle se bourre la gueule assez vite pour ne pas avoir a tenir cette conversation qui la met anormalement mal à l'aise.

Elle pouffe presque machinalement à l'évocation du fait que Wen est vieille. Elle a l'air plus jeune qu'elle, pourtant. Mais elle-même n'a t'elle pas déjà cinquante ans?

"On en reparlera quand je soufflerais mes deux cent bougies."

Une partie d'elle espérait ne jamais atteindre cet âge canonique, et elle s'empêcha d'y penser. Qu'est ce que le monde ferait d'une flic bicentenaire?
Un commissaire, probablement.

"C'est vrai que c'est à ça que ça sert. Et j'ai rien contre ton ours, c'était juste l'exemple qui m'est venu. C'est juste...."

Elle décapsule une autre bière.

"Je sais pas. C'est pas très juste. Je dis pas ça pour toi. Mais quand tu vois ce que je peux faire avec la mienne, alors que d'autres peuvent à peine changer la couleur de leur slip, je me demande si c'est très juste. Enfin. Ça l'est pas. On le sait."

Butch fume, pensive.

"Je sais pas si c'est les étoiles, ou Elvis...Pardon, tu connais pas, mais disons Attila qui décide de qui ramasse quoi, mais j'ai deux petits mots à lui dire."

Butch pourrait pester à la face de la lune pendant des heures d'une injustice aussi flagrante que celle des  lumières. Wen a l'air concentrée, alors elle réfléchit à sa prochaine tournure de phrase, soigneusement, et elle sélectionne chaque mot avec précision.

Mais Wen veut une bière.

Elle se fout royalement de ce que Butch raconte.

Alors Butch éclate de rire. Message reçu, madame la pirate. Elle ferme sa gueule, et sort une bière de sa veste avant de la tendre à son amie avant de reboire dans la sienne et de rallumer sa pipe, qui s'est éteinte a force de l'écouter parler.

Elle regarde la mer, au loin. Pirate, alors. Sur des bateaux, et tout. Wow. Barbe-noire et tous ses copains. L'attraction de Disneyland. Si elle s'était un jour imaginée...

"C'était comment, la piraterie?"

La question est floue. Elle précise.

"Je veux dire, c'était comment la vie sur les gros bateaux? Je savais même pas que les femmes pouvaient grimper dessus. Enfin, qu'elles avaient le droit."

Elle, elle serait passée sans trop de problèmes. Il n'y avait qu'a voir le nombre de fois ou on l'appelait monsieur. Mais Wen avait quand même drôlement l'air féminine.

Butch écoute avec attention le récit terrible que lui offre Wen. Ca n'a pas été facile. Ni pour elle, ni pour Ching Shih, visiblement, au vu des efforts qu'elle a du fournir. Le regardplanté sur les doigts qui se baladent dans le sable a la lueur du feu, elle tente de comprendre la géographie. C'est loin. C'est très loin. Elle ne réalise pas bien tout, mais elle s'applique. Elle qui a bénéficié de tout le confort moderne...

Ce n'était pas bien juste non plus. Même si Wen sabordait des bateaux. Toute cette violence, et tout cet enfer pour bouffer du poisson.

Elle serre un peu la main à l'évocation d'un certain Tian. Un compagnon, hein. Quelqu'un de laissé derrière. Combien en avaient-ils, chacun? Ça, elle comprenait bien.

"Je te crois, Wen. Merci de m'avoir expliquée."

Rien de tout ça n'était normal. Rien de tout ça n'était juste. Butch ne dit rien, mais but une large gorgée de bière pour laisser passer le goût amer qui lui prenait la bouche. Elle ne savait pas ce qu'il était advenu de Tian, mais il était mort, à présent. Karin mourrait un jour, aussi, sans qu'elle ne puisse lui dire au revoir.

De sa main libre, elle chercha un galet plat dans le sable et le lança au loin, dans un mouvement presque rageux.

"J'espère que tu es mieux ici."

Commentaire creux et vide de sens.
Elle même se sentait un peu creuse. Elle aurait mieux fait de ne rien demander.

Butch sourit. Au moins, Wen avait le moral. Et il était vrai qu'elles n'avaient pas le même rapport au temps, toutes les deux. Vingt ans ici, c'était déjà le bout du monde pour Butch. Mais vivre deux siècles...
Et pourtant, ça lui pendait au nez. Et quand elle aurait deux siècles, Wen en aurait quatre. Et elles se suivraient comme ça, pour l'éternité, probablement. Ils ne pouvaient plus mourir. C'était terminé.

Quitte a être immortel, alors oui, il fallait mieux être convaincu qu'on était au bon endroit. Butch hoche la tête, comme pour dire "j'ai compris", et craque une autre allumette dans la nuit. Le silence se réinstalle, comme si il ne les avait jamais vraiment quittées.

Là haut, les étoiles les regardent. Probablement qu'elles se marrent de les voir gérer tout ça. Ou alors, elles s'en foutent.

La question peut largement attendre demain, songe Butch qui boit tranquillement. Pour l'instant, la nuit est leur alliée.

Il s'agirait de ne pas la gâcher.