Les lampions luisaient. Ils brillaient de toutes les couleurs : l'orange chaud du soleil, le bleu scintillant de la mer, le vert éclatant de l'herbe en été - et même le rose bonbon des marchands de barbe à papa ! Les yeux de Bichette brillaient, comme en écho des lanternes, tandis qu'elle suivait les rangées de lampions en courant. Elle gardait son regard fixé sur les jolies lueurs, oubliant de regarder partout ailleurs - elle ne voyait que ça : les lumières colorées sur la toile de fond du ciel sombre de la nuit. Vaguement, elle entendait la musique, les rires, les chants; par réflexe, elle évitait les chiens errants qui se mêlaient à la foule, les pieds des danseurs et les courses des autres enfants. Et, toujours, elle fixait les lumières.

Il y avait l'odeur des sucreries. Alors, elle jeta un coup d’œil furtif vers les vendeurs ambulants - ceux qui, d'habitude, gagnaient honnêtement leur vie en vendant des petites choses à la sauvette. Hors des lois et des contrôles sanitaires qui régissaient les véritables marchands, bien sûr, mais c'était mieux que de voler. Pour la fête, ils avaient ramené leurs chariots au bercail - et voilà qu'ils faisaient griller des gaufres, qu'ils cuisaient des crêpes et qu'ils faisaient couler tout plein de chocolat sur...

— Ah ! s'écria la petite biche en s'étalant de tout son long sur les pavés. Elle ne savait pas si quelque chose l'avait percuté ou si elle avait trébuché toute seule - tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle avait mal et que les odeurs de sucre lui avaient donné faim. Elle se releva toute seule, les yeux déjà humides de larmes, la paume des mains écorchées et un peu de sang sur le genou. Heureusement, elle n'avait pas déchiré sa petite robe !

Elle resta plantée là un moment, comme perdue. Peut-être qu'on lui donnerait une gaufre gratuitement si on voyait ses bobos. Elle fit un pas vers les chariots, et tressaillit de douleur. Ce n'était pas si grave, elle avait vu et vécu bien pire. D'ordinaire, elle se serait levée et serait repartie en courant comme si de rien n'était - mais ici, à la Cour des Miracles, elle aimait se faire choyer. Alors, elle leva la tête pour regarder les visages adultes et voir si quelqu'un l'avait remarquée... Mais tout le monde semblait trop absorbé par la fête.

Elle regarda plus loin. Et elle vit passer, entre deux silhouettes, la figure de Dolly. N'eût-elle pas souffert de ses blessures, elle en aurait souri de toutes ses petites dents blanches ! Presque par réflexe, elle commença à avancer en boitillant vers l'artiste. Elle traversa la foule, se fit un peu bousculer au passage, puis arriva à portée de voix.

— Dolly... commença-t-elle à geindre, sans savoir si sa voix était audible malgré la musique ambiante. Elle tenait le pan de sa robe dans son poing fermé, le maintenant soulevé juste au-dessus du genou pour bien faire comprendre le problème.

La nuit est tombée depuis longtemps, mais il ne fait pas froid. Des lanternes éclairent la Cour des Miracles, apportant leur soutient aux étoiles qui scintillent, là-haut dans le ciel. En renfort, des torches plantées dans le sol attirent des papillons de nuit, des moucherons, des moustiques, ainsi que des petits malins voulant réchauffer leur nourriture dessus. La musique résonne dans tes oreilles Dolly, les basses faisant vibrer tes tripes et la mélodie ton corps entier. Une contrebasse, un piano, un accordéon, et tant d’autres, dans une session improvisée mais exécutée pour de si nombreuses fêtes pendant de si nombreuses décennies qu’elle est connue presque par cœur. C’est une musique joyeuse, pour tenir les tracas du quotidien à distance. Et ça marche.

Et te voilà entourée de tes fameux compagnons d’infortune à danser comme si on t’exorcisait Dolly. Comme si on t’exorcisait de tous tes démons pour en implanter des nouveaux, des criminels. Tu ris à gorge déployée, bousculant ces démons d’un coup de postérieur au rythme de la musique.  Tu saisis le bras d’une Roublarde et vous dansez, dans une gigue digne d’une fête de Roublards !

Alors que la musique commence à s’essouffler pour mieux reprendre son souffle ensuite, tu crois entendre une voix qui t’appelle. Tu regardes autour de toi, mais mis à part quelques regards lubriques, tu ne croises personne semblant chercher à attirer ton attention. Peut-être t’es tu fais des idées ? Mais à nouveau, la voix se fait entendre, et tu sens que l’on s’agrippe à ton tee-shirt. Finalement, tu baisses les yeux, et aperçoit des bois, des cheveux blonds, puis des petits yeux larmoyants. Que fait Bichette ici ? Les enfants ont généralement un coin à eux pour danser. Tu ouvres la bouche pour la réprimander mais tu aperçois qu’elle tient sa robe d’une étrange manière. Tu aperçois le sang sur son genou. Très bien, tu comprends ce qu’il se passe.

Tu te baisses et soulève Bichette, la portant pour sortir de la foule et l’emmener dans un coin plus calme, avec moins de personnes. Pour une raison que tu ignores, Bichette s’était attachée à toi après que tu aies calmé la douleur d’une de ses égratignures. Tu n’avais pas été très à l’aise, tout d’abord. D’abord, tu ne t’étais pas habituée à la différence entre âge réel et âge physique. À ton arrivée, tu avais été accueilli par un gamin avec l’esprit d’un centenaire. Tu t’étais donc faite à l’idée que si le corps restait le même, l’esprit grandissait tout de même. Et voilà qu’une gamine figée dans le temps apparaissait, l’esprit éternellement immature alors qu’elle avait une cinquantaine d’années de plus que toi. Et puis, tu n’avais jamais été à l’aise avec les enfants. Ils étaient trop… tu ne sais pas, innocents ?
Mais Bichette s’était accrochée à toi, pour une raison inconnue. Peut-être parce qu’elle trébuchait régulièrement, et qu’elle avait besoin de toi pour calmer la douleur. Peut-être parce qu’elle aimait les maquillages et les vêtements que tu lui faisais. Peut-être parce que comme tout bon enfant elle était simplement curieuse et insupportable, et s’accrochait à tous ceux qui attiraient son attention ? Tu ne sais pas. Mais sa persévérance a payé, ne serait-ce qu’un peu. Tu t’es habituée à sa présence, bien que celle-ci se fait avec quelques règles -le silence et le calme quand elle te rend visite alors que tu travailles par exemple. Les règles ne sont pas toujours complètement respectées, mais Bichette est plutôt obéissante en général. Alors tu as commencé à la tolérer. Puis tu as commencé à lui rendre ses sourires, quand tu as pris conscience que l’innocence de Bichette ne cachait rien. Bichette ne juge pas, Bichette n’est pas hypocrite. Son innocence n’est pas un masque ; c’est qui elle est au plus profond d’elle-même. Alors tu acceptes sa présence à tes côtés. Si quelqu’un peut éveiller ce qui ressemble le plus à un instinct maternel, c’est elle. Ou un instinct de grande sœur, peut-être.

Tu déposes Bichette sur un tonneau, si haut que ses pieds ne touchent pas le sol. Maintenant, loin de la musique, vous pouvez vous entendre. Tu examines ses égratignures et pose ta main dessus, afin d’en aspirer la douleur. Tu peux sentir que ce n’est pas bien méchant, tu n’as pas utilisé la totalité de ton pouvoir. Tu restes silencieuse jusqu’à être certaine que la douleur s’est envolée. Tu n’es pas très loquace.
« Comment tu t’es fait ça Bichette ? », tu demandes, les mains sur les hanches et les sourcils froncés. « Tu courais encore partout, pas vrai ? »

Dolly ne la remarquait pas; alors, Bichette se fit un peu plus insistante. Elle appela une nouvelle fois, puis alla jusqu'à tirer le tee-shirt de l'artiste - et, cette fois, ce fut la bonne ! Elle vit le regard de Dolly s'abaisser sur elle, et retint sa respiration quand un air sévère y apparut. Heureusement pour elle, il n'était qu'éphémère, et la gentille Bichette se retrouva vite hissée dans les bras de la styliste. Docilement, elle s'accrocha à son cou, en prenant bien soin de garder ses bois sur le côté. Les contacts physiques avec Dolly étaient rares, car celle-ci semblait détester la promiscuité - une leçon que Bichette avait dû apprendre à ses dépens. Au début, elle avait pensé que Dolly la détestait. Mais ça ne l'avait pas empêchée, elle, de beaucoup l'aimer : parce que Dolly était une Roublarde, et que de ce fait, elle faisait partie de sa famille. Et dans une famille, on devait tous s'aimer, c'était comme ça !

Depuis, Bichette avait réussi à amadouer la farouche poupée. Elles avaient toutes les deux appris à communiquer avec l'autre - la fillette savait laisser à la grande l'espace dont elle avait besoin, et se contentait des rares signes d'affection que Dolly lui accordait. Comme en ce moment, dans ses bras. Ce n'était pas un câlin à proprement parler, et pourtant, Bichette le ressentait comme tel : et elle prit plaisir à se blottir tout contre elle, jusqu'à ce qu'elle soit posée sur un tonneau.

Là, Dolly calma ses douleurs. Bichette sentit les picotements disparaître et, au fur et à mesure que le mal disparaissait, son sourire allait s'agrandissant. Quand elle fut complètement apaisée, elle alla jusqu'à balancer doucement ses jambes dans le vide, se jouant de sa blessure à présent inoffensive. Mais Dolly, elle, n'avait pas l'air de rire; alors Bichette retint sa joie et se calma très vite.

— Comment tu t’es fait ça Bichette ? l'admonesta l'adulte. Tu courais encore partout, pas vrai ? C'était vrai; pourtant, Bichette ne courait pas souvent ! Ou quand elle le faisait, c'était pour suivre le gang enfantin au travers des ruelles sombres de la ville - il était très rare qu'elle s'agite autant de son plein gré. Et, d'ailleurs, cette bêtise n'était pas entièrement de son fait : la pauvre petite s'était encore laissé influencer par le groupe.

— Je suis tombée... avoua-t-elle timidement en réponse à la première question de Dolly. Comme si ce n'était pas assez évident. Mais ça lui semblait être une réponse honnête. Mais c'est parce que les autres, ils m'ont dit qu'en courant assez vite, les lumières colorées se mélangeaient ! Et que ça faisait comme un arc-en-ciel, mais la nuit ! Je voulais le voir ! s'empressa d'expliquer la petite fille, avec toute l'innocence de celle qui y croyait vraiment.

L'avaient-ils fait exprès ? S'étaient-ils joué de la naïveté de ce petit ange ? Les autres en question s'étaient-ils moqués d'elle en la voyant détaler en courant comme un lapin, et avaient-ils applaudi quand elle était tombée ? Peut-être. Bichette avait beau être adorable, tout le monde ne l'aimait pas forcément - et, c'est bien connu, les enfants sont les êtres les plus cruels de l'humanité. Elle était la parfaite victime de leurs farces, le défouloir idéal quand ils revenaient bredouille d'une journée de larcins. Ou de quoi pimenter un peu plus une fête déjà pleine d'amusement.

— Mais je recommencerai plus, fit-elle avec obéissance - la Cour des Miracles la désinhibait toujours, mais ce n'était pas le meilleur endroit où courir dans tous les sens. Elle jeta un rapide coup d’œil à un groupe d'adolescents qui, au lieu de courir comme elle l'avait fait, s'amusaient à crapahuter un peu partout. Du parkour, qu'ils appelaient ça. Peut-être devrait-elle s'y mettre.

Tu lèves les yeux aux ciels ; seuls des enfants peuvent inventer ce genre de choses. Et seule Bichette pouvait les croire. Tu entends des rires un peu plus loin et tu lèves les yeux; des enfants qui jouent entre eux, à courir en cercle autour des lampions. Tu soupires; vas-tu devoir t'occuper d'autres enfants ce soir? Ils sont véritablement irrécupérable.

Tu te demandes combien d'enfants restent coincés à leur âge d'origine; pourquoi ils ne peuvent pas grandir. De vrais Peter Pans. Et au contraire, pourquoi d'autres grandissent et évoluent? Les étoiles sont mystérieuses parfois. Tu rediriges ton attention vers Bichette.

"Ce n'est pas comme ça que ça marche, Bichette. Tout ce que tu gagnes, c'est au mieux le tournis, au pire une envie de vomir... Ou bien une chute et des égratignures...", tu lui dis avec un ton de reproche. Mais tu ne gardes pas cette apparence fâchée très longtemps ; tu sais combien Bichette peut être sensible. Tu lui adresses un sourire. Tu ne souris pas si souvent que ça. Tout du moins, pas ce genre de sourire. Un sourire rassurant, maternel, pour indiquer que tout allait bien. D'habitude, pour toi, rien ne va bien. Tu es plutôt du genre pessimiste, Dolly.

Mais Bichette n'a pas l'air de complètement t'écouter. Son attention semble ailleurs. Ses yeux, s'ils semblent vaguement t'observer, vont en réalité bien plus loin. Tu te retournes, suis son regard. Des adolescents qui sautent un peu partout. Tu soupires devant l'air envieux de l'enfant. N'apprenait-elle jamais rien ? Probablement pas, pour être honnête.

"De toute façon, je peux pas te laisser comme ça. Ce ne sont que des égratignures, mais ça risque de s'infecter. Et on n'a pas envie que ça s'infecte, pas vrai?" Question rhétorique, tu ne sais même pas si elle connait la signification du mot "s'infecter". Tu regardes autour de toi; il y a bien quelques Roublards avec des Lueurs de guérison, mais tu ne les vois pas autour de toi. Bon, tu vas devoir faire la version classique alors. "Ne bouge pas d'ici.", tu lui dis. "Je vais chercher de quoi te désinfecter." Tu fais quelques pas pour t'éloigner avant de te retourner. "Ne. Bouge. Pas.", tu lui répètes avec intensité. On ne sait jamais avec Bichette.

Tu t'éloignes et récupères de l'eau, ainsi que de l'alcool à désinfecter et des bandages. Il y a toujours une espèce de trousse de secours à la Cour des Miracles. Quitte à ne pas pouvoir faire de véritables miracles, on tente de soigner les siens comme on peut. Tu reviens devant Bichette qui semble t'avoir écoutée et ne pas avoir bougé. "Ça risque de piquer un peu.", tu lui dis. "J'ai besoin que tu sois courageuse. Tu peux faire ça pour moi ?"