Luka avait passé la journée à l’orphelinat, s’usant à la tâche plus que raison. Elle avait même décidé d’enseigner un peu de littérature aux enfants, se basant sur certains contes ramenés de différentes époques. Il était évident qu’elle était une piètre professeure, mais les élèves étaient tellement dissipés que le cours se déroula beaucoup plus vite que prévu.

Luka avait l’impression que les heures tournaient au ralenti. Elle se refusait néanmoins de se laisser ronger par les minutes interminables, et préférait changer d’activité dès que son cerveau recommençait à tourner en rond. Un peu de pâtisserie, puis des réparations dans les jeux, puis l’organisation des prochaines rondes de bénévoles, puis la distribution des jouets, puis le réinvestissement des dons… Finalement, le soleil se coucha bien avant Luka qui préférait reculer l’heure où elle s’écroulerait sur un lit.

Finalement, vers une heure du matin, alors que le silence avait enveloppé l’orphelinat dans ses bras, Luka décida d’arrêter de s’abimer les yeux sur la répartition des dortoirs. Il manquait encore des lits, des couettes. Les enfants n’avaient quasiment plus d’intimité. Trop d’enfant. Pas assez de dons. Luka s’arrachait la tête sur l’ergonomie depuis trop longtemps et n’y voyait aucune solution. Alors elle décida de quitter l’étroit bureau pour se glisser sur le canapé d’un des salons.

Luka ne tarda pas à rejoindre les enfants dans les bras de Morphée. Au début, son sommeil lourd ne lui garantit que du repos. Mais bientôt, bientôt les songes arrivèrent. Au début, plutôt confus, Luka était tantôt une enfant sans lit, tantôt elle-même débordée en train de revoir le plan en boucle. Petit à petit, la Roublarde se laissa happer plus en profondeur par ses rêves… Bientôt, Lux n’exista plus. Il n’y avait plus que le Danemark… Et puis, surtout, Romy. Encore et toujours.

Le rythme de sommeil d’Alasie était vraiment très aléatoire quand elle était en ville. Entre ses après-midi et soirées passées à la Taverne, les quelques bals interminables de la Marquise et les visites dans les rêves des autres, Alasie passait parfois ses matinées à dormir, ses après-midis à fêter la vie et ses nuits à explorer de nouveaux mondes. Quelques fois chaque semaine, elle passait aussi à l’orphelinat pour partir à la chasse aux cauchemars. Elle ne savait pas si ce qu’elle faisait avait un réel impact sur la vie des enfants, elle ne les voyait pas assez souvent pour le savoir et s’en fichait un peu. Le simple fait de les voir un peu plus heureux à leur réveil était suffisant pour elle. Ca, et la reconnaissance des quelques personnes qui l’accueillaient à l’orphelinat.

Officiellement, aujourd’hui, elle n’était pas censée rendre visite à l’orphelinat. Elle l’avait déjà fait hier soir et certaines personnes avaient tendance à la forcer à prendre du repos entre deux voyages oniriques. La semaine dernière, lorsqu’elle était revenue avec une plaie prenant tout son avant-bras, elle avait bien cru que Sélim allait l’empêcher de revenir. Fort heureusement, ça n’avait pas été le cas.

Vers minuit, elle s’assit sur le lit de son appartement et ferma les yeux. L’orphelinat n’était pas si loin, au nord-ouest de chez elle. Sa conscience scanna la zone pour y trouver un rêve potentiel et plongea dans le premier venu. Elle se rendit bien vite compte que ce n’était pas un cauchemar. Un petit garçon était habillé en armure et paradait dans une ville à l’apparence médiévale, tandis qu’il était salué par une foule visiblement reconnaissante. Prise par le jeu, Alasie se saisit d’un bouquet de fleur qu’elle trouva sur un étalage et le lança en direction du garçon en armure. Un grand sourire s’étira sur son visage.

Rassurée sur ce rêve-là, Alasie décida de passer à un autre. Une nouvelle lumière aveuglante fit disparaître le paysage médiéval pour ne laisser que le noir, qui laissa lui aussi sa place à une ville dite “moderne”. Le genre qu’Alasie ne pouvait voir que dans les rêves des plus récents arrivants et qui la fascinaient autant qu’elles la mettaient mal à l’aise. Ne sachant pas réellement la nature de ce rêve, elle décida de rester enquêter quelques instants. D’abord, il lui fallait trouver un visage familier, trouver la personne qui rêvait.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle ne vit pas un enfant mais Luka en train de marcher dans les rues de cette ville, aux côtés d’une autre jeune femme. Elles avaient l’air heureuses, ensemble. Libres. À vrai dire, Alasie n’avait jamais vu Luka aussi heureuse qu’elle ne l’était maintenant. Pas même lorsqu’elle s’amusait avec les enfants de l’orphelinat. S’il s’agissait d’un rêve de sa vie d’avant, elle devait avoir eu une belle vie. D’après ses maigres souvenirs, Alasie aussi avait eu une belle vie, avant que tout ne bascule.

Pleine de nostalgie et de douceur, elle décida de les suivre quelques temps. Pas vraiment longtemps, pas assez pour s’immiscer dans leur intimité. Juste assez pour pouvoir essayer de se rappeler. Se rappeler le bonheur d’aimer et d’être aimé.

Romy était en pleine explication, exposant une énième théorie sur quelque chose que Luka ne comprenait pas. Pourtant, la brunette ne pouvait pas s’empêcher de fixer sa petite-amie avec des étoiles dans les yeux. Elle aimait tellement ces moments où Romy se mettait à parler sans s’arrêter, se perdant dans les méandres de sa propre imagination. Elle était si belle quand elle se mordait la lèvre entre deux respirations, quand elle agitait les mains dans les sens, quand elle racontait une histoire dans une histoire, mélangeant deux ou trois langues différentes. Luka était si fascinée, Romy était si solaire. Dans ces moments-là, il n’existait rien d’autre. La ville était effacée, les passants étaient inexistants, les bruits engloutis. Il n’y avait que Romy et cela suffisait à Luka.

« Tu n’écoutes rien de ce que je dis, n’est-ce pas ? »

Luka secoua la tête. Les deux jeunes filles n’étaient plus du tout en train de marcher, elles étaient assises à une terrasse d’un café. Luka fronça les sourcils quand un serveur vint leur apporter un milkshake. Une fois passée la surprise de cet évènement, Luka se pencha en avant et replaça une mèche de cheveux qui tombait sur le visage de Luka.

« Si, si, la révolution est en marche, tout ça. »

Romy explosa d’un rire si franc que le cœur de Luka rata un battement avant de s’emballer de nouveau. Quelle étrange sorcellerie avait été placé sur Luka pour qu’elle retombe amoureuse de Romy à chaque fois ? Il ne lui fallait qu’un rire, qu’un regard, qu’une caresse, et Luka était de nouveau mordue comme au premier jour.

Romy se leva alors brusquement, pendant que Luka buvait ce milkshake, incapable de savoir quel goût il avait. Luka interrogea sa petite-amie des yeux, mais l’éclair de malice dans les yeux de sa belle lui indiqua qu’elle n’aurait pas de réponses de suite. Ce mystère, toujours ce mystère. Pourtant, cette fois, Luka pouvait sentir une petite pique froide venir se planter dans son cœur. Un mauvais pressentiment qu’elle tenta de noyer dans la glace, mais qui revenait sans cesse à la surface.

« J’ai une super idée. Bouge pas de là ! »

Romy se fit avaler par la foule, laissant Luka seule avec ses questionnements… et cette angoisse qui ne cessait de monter, lentement, mais sûrement. Parcourant la foule des yeux, Luka repéra un visage familier. Sans comprendre pourquoi, elle bondit sur ses pieds et fit signe à la personne de la rejoindre.

« Tu veux un peu de milkshake ? Romy en a même pas pris une gorgée… »

En clin d’œil, l’inconnue était assise à la place de Romy, et Luka lui tendit sa boisson rose avec un sourire sincère. Luka était bien incapable de remettre un nom sur cette inconnue mais elle se sentait en sécurité avec elle. Il ne pouvait rien arriver si elle était là. C’était une certitude.

Si elle n’y avait pas été habituée, Alasie se serait certainement sentie comme une voyeuse, à espionner ainsi Luka et sa compagne lors de leur sortie. Certes elle n’entendait rien de ce qu’elles disaient, observant de loin, ça n’enlevait rien au fait que ses yeux n’en loupaient pas une seule miette. Qu’il était bon de voir deux personnes aussi heureuses d’être ensemble. Qu’il était triste de penser au fait que ces deux personnes étaient maintenant séparées, puisque l’une d’elles se trouvait sur Lux. Sans l’autre. Elles étaient pourtant si belles, si radieuses ensemble. Alasie préférait éviter de penser à ce qui avait pu séparer deux personnes aussi proches.

Alasie fronça les sourcils en voyant la compagne de Luka se lever d’un bond et partir aussi vite. Que se passait-il ? Elle n’avait pas l’air en colère, ça ne devait donc pas être la fameuse séparation. Alasie ne pouvait qu’espérer que tout se passerait bien, enfouissant ce sentiment de malaise aussi profondément que possible. Bien vite, son regard fut attiré par Luka qui lui faisait signe. Ah, elle l’avait donc reconnue. Sans se faire prier puisque sa couverture était ruinée, Alasie s’approcha de la table et s’assit sans demander son reste lorsque Luka lui proposa un milkshake. Elle n’en avait jamais goûté.

La première gorgée lui arracha une grimace instantanément. Était-il normal pour une seule boisson d’avoir autant de sucre ? Elle n’y était en tous cas absolument pas habitué. Pourtant, le goût en lui-même était intriguant et la força à reprendre une gorgée. Le sucre, omniprésent, semblait assommer ses papilles qui en redemandaient pourtant toujours plus.

“Ta génération a un grave problème avec le sucre. C’est aussi répugnant qu’attirant.”

Alasie ne pouvait pas s’empêcher de prendre encore quelques gorgées. Petit à petit, elle s’habituait à la boisson, sans pour autant être sûre de si oui ou non elle aimait cela. Sa grimace, elle, était toujours présente, bien que légèrement atténuée. Voyant que le regard de Luka était toujours irrémédiablement attiré par la foule dans laquelle s’était enfoncée sa compagne, Alasie tenta d’aborder le sujet.

“Vous avez l’air heureuses. Vous vous êtes rencontrées comment ?”

Plus les secondes passaient, et moins les chances de la jeune fille de revenir de cette foule étaient grandes. Dans un tel rêve, peut-être même que Luka ne se souviendrait même plus de sa présence dans quelques minutes. Tout pouvait arriver. Sauf si Luka se concentrait sur leur relation, sur les moments heureux. Alors, peut-être qu’elles pourraient continuer leur rendez-vous. Avec ou sans Alasie pour les espionner, cela restait encore à être déterminé.

« Ta génération a un grave problème avec le sucre. »

Luka leva un sourcil dubitatif tout en sirotant sa propre boisson. La génération d’Alasie avait un grave problème avec le racisme, Luka n’en faisait pas tout un plat pour autant.

« C’est aussi répugnant qu’attirant. »

Un sourire amusé, Luka se contenta d’observer la jeune femme silencieusement. Depuis quand connaissait-elle son prénom ? Et depuis quand savait-elle de quelle génération elle venait ? Beaucoup de questions alors que la boisson sans goût continuait d’imprégner la bouche de Luka. Malheureusement, son attention ne pouvait être détournée trop longtemps de Romy qui avait disparu, et cette boule d’angoisse recommença lentement à grogner dans le ventre de Luka. Reviens, Romy… Reviens.

« Vous avez l’air heureuses. Vous vous êtes rencontrées comment ? »

Luka détourna son regard de la foule pour le poser de nouveau sur Alasie qui la fixait, un air curieux dessiné sur son visage. Pendant un court instant, Luka se demanda de qui elle voulait bien parler. Puis les traits délicats de Romy revinrent danser dans les pensées de Luka qui ne put contrôler l’énorme sourire qui se dessina sur ses lèvres. Parler du passé avait quelque chose de rassurant, car il ne bougerait pas, il était figé, il était immortel.

« Au marché. Quand j’étais encore à l’orphelinat. Elle vendait des tomates alors que c’était pas la saison. C’était bizarre. »

Luka se perdit dans ses pensées, modulant son rêve malgré elle. Bientôt, elle n’était plus à la terrasse d’un café quelconque, elle était devant le marché, en train de se voir à quinze ans, penchée vers un étalage de tomates bien trop rouges.

« C’est pas la saison… Elles sortent d’où ?
– Tu es bien curieuse toi… Tu t’appelles comment ?
– Luka… Mais ça répond pas à la question.
– Elles viennent d’Espagne.
– Ah. Luka haussa les épaules, indifférente, puis se détourna de l’étalage.
– Hey ! Tu pourrais m’en acheter quand même ! »

La Luka adolescente tourna de nouveau la tête vers la blonde, un air curieux sur le visage. Elle se pencha alors en avant, s’étalant beaucoup trop sur le stand.

« Convainc-moi, alors. »

La Luka plus âgée n’écoutait même pas la conversation, elle se contentait de dévisager cette version plus jeune de Romy, plus sauvage, plus intrépide. Qui l’eut cru qu’à ce moment, plutôt que de la convaincre d’acheter des tomates, Romy allait plutôt tenter de lui voler son portefeuille ? Un sourire mélancolique se dessina sur les lèvres de Luka. Romy lui manquait tellement…

Luka se retrouva de nouveau sur la terrasse du café, debout, les sourcils froncés. Romy ne pouvait pas lui manquer ! Romy était toujours là ! Quelque part… Dans la foule… Luka pouvait sentir la panique monter. Elle s’approcha soudainement d’Alasie qui était toujours là, qui ne disait rien.

« Faut retrouver Romy, faut pas que je la perde, faut la retrouver. Tu m’aides à la retrouver ? »

La panique commençait à affluer entièrement dans le corps de Luka. Le décor n’arrêtait pas de changer, comme si toutes les saisons se passaient en même temps, comme si toutes les heures se déroulaient au même moment. Le bar était tantôt fermé, tantôt ouvert, tantôt bondé, tantôt vidé. Luka ne cessait de chercher Romy mais Romy n’était pas là. Où était Romy ?!

L’histoire de Luka et de sa compagne était adorable et de pouvoir assister à leur première rencontre grâce au rêve était fantastique. Luka les avait amenées sur un marché, non loin d’une autre Luka, plus jeune de quelques années. Elle avait déjà cet air sur son visage qui donnait l’impression qu’elle était plus maline que les autres, couplé à une curiosité qu’Alasie ne lui connaissait pas. Le simple fait de savoir qu’elle a rencontré son amour à cause d’une histoire de tomate était tout simplement hilarant et attendrissant.

Il y avait comme une étincelle dans le regard des deux adolescentes qui se dévisageaient d’un côté et de l’autre du stand. Clairement, ce n’était pas juste une histoire de tomate. À les voir ainsi, Alasie était persuadée qu’elles auraient fini par trouver une autre raison de se lancer dans ce duel de regard qui semblait ne jamais en finir. Et pourtant, il finit, puisque Luka les ramena à la terrasse du café. Elle semblait bien moins heureuse. Bien plus nerveuse.  

Faut retrouver Romy, faut pas que je la perde, faut la retrouver. Tu m’aides à la retrouver ? Quelque chose dans la voix de Luka fit comprendre à Alasie le degré de panique qu’elle ressentait. Si Luka rêvait de cela, ça n’annonçait rien de bon. Sans attendre plus de détails, Alasie hocha la tête et s’apprêta à partir tandis que l’environnement changea soudainement. Luka était dans un tel état de panique que son rêve semblait complètement déréglé, avançant en accéléré.  

Elles n’avaient aucune chance de retrouver Romy si le décor était aussi changeant. Il fallait que Luka se concentre. Alasie posa une main sur son épaule et la força à soutenir son regard.

“Luka, écoute-moi, il faut que tu te calme. Respire lentement et essaye de réfléchir. Où est-ce que Romy peut bien se trouver ? Est-ce que vous avez un endroit rien qu’à vous, un endroit où vous vous donnez souvent rendez-vous ? Un endroit qui la fait se sentir bien ? Elle est certainement à l’un de ces lieux. Mais il faut que tu te concentres sur eux si tu veux qu’on puisse y aller. On ne peut rien faire tant que tu es dans cet état-là.”

Alasie s’efforçait de garder une voix aussi calme que possible. Si elle voulait que Luka l’écoute, il fallait avant tout lui donner l’exemple et lui faire avoir confiance en elle, d’une manière ou d’une autre. Il fallait aussi que Luka se concentre sur ces lieux pour qu’elles s’y rendent mais surtout qu’elle soit convaincue que Romy s’y trouve pour qu’elle la fasse apparaître. Elle n’avait clairement pas conscience d’être dans un rêve, ça pourrait peut-être jouer en leur faveur.

« Luka, écoute-moi, il faut que tu te calme. Respire lentement et essaye de réfléchir. Où est-ce que Romy peut bien se trouver ? Est-ce que vous avez un endroit rien qu’à vous, un endroit où vous vous donnez souvent rendez-vous ? Un endroit qui la fait se sentir bien ? Elle est certainement à l’un de ces lieux. Mais il faut que tu te concentres sur eux si tu veux qu’on puisse y aller. On ne peut rien faire tant que tu es dans cet état-là. »

Au début, la voix d’Alasie n’avait été qu’un bruit de fond parmi tant d’autres. Luka n’écoutait que son rythme cardiaque, que sa terreur. Plus rien ne comptait, plus rien ne faisait sens. Puis, lentement, la mondaine réussit à percer la bulle dans laquelle Luka s’était enfermée. Lentement, sa voix se finit entendre. Lentement, elle réussit à atteindre Luka. Lentement, Luka retrouva le contrôle de son corps, calmant sa panique. Alasie avait réussi.

Luka ferma les yeux et se concentra. Est-ce qu’il y a un endroit rien qu’à vous ? Évidemment. Plusieurs se dessinèrent alors dans l’esprit de Luka. Le parc où elles allaient souvent. L’arrière de l’orphelinat où Luka et elle se donnaient rendez-vous. L’épicerie au coin de la rue où elles avaient déjà volé quelques fruits et légumes. L’avenue principale, avec leur marchand de glace. Et puis le lac aussi, celui où elles s’étaient embrassées pour la première fois après un pari stupide. Tant d’endroit où Romy avait laissé sa trace, tant d’endroits où elle pouvait être maintenant.

Luka ouvrit les yeux alors que son environnement avait enfin retrouvé une stabilité. Luka n’y prêtait même pas attention. Il n’y avait que deux choses qui comptaient à ce moment : Romy et Alasie. Des dinosaures auraient pu surgir de nulle part que Luka n’avait même pas été perturbée plus que ça. Luka tourna sur elle-même, les sourcils froncés. Elle n’avait aucune idée d’où elle se trouvait. C’était une rue plutôt générique à vrai dire. Grande, quelques voitures, le port en face. Rien d’extraordinaire. Rien qui ne démarque le lieu des autres.

Puis enfin, de l’autre côté de la route, la silhouette de Romy se détacha. Elle parlait avec un marchand de glace. Toujours aussi belle. Toujours aussi lumineuse. Immédiatement, Luka se détendit. Un automne plutôt doux enveloppa les lieux alors que Luka fixait Romy, des cœurs dans les yeux. Heureuse, Luka se tourna vers Alasie, un sourire incontrôlable aux lèvres.

« Je suis sûre qu’elle t’aurait plu, elle était fabu..fabu…fabuleuse… »

La voix de Luka perdit instantanément en intensité. Son sourire s’effaça. Son rythme cardiaque reprit de plus belle sa course endiablée. Pourquoi avait-elle parlé au passé ? Luka chercha Romy du regard, mais celle-ci avait de nouveau disparu.

« ROMY ! »

Luka avait l’impression que ce hurlement venait de lui arracher toute son énergie. Luka avait les jambes tremblantes, le corps hurlant de douleur. Une tempête de neige débuta, noyant la ville sous un manteau blanc surréaliste. Luka était comme figée sur place, incapable de bouger. Romy apparut de nouveau de l’autre côté de la rue, un sourire gravé sur le visage, agitant ses bras dans sa direction. Ses lèvres bougeaient, mais Luka n’entendait rien. Elle tenta de faire un pas dans la direction de Romy, mais ses jambes étaient gelées sur le sol.

« Non, non, non, non. »

Luka pouvait sentir son estomac brûler, se tordre dans tous les sens. Elle chercha de nouveau à bouger, mais elle était figée, incapable d’avancer, de la sauver. Luka hurla une nouvelle fois, mais Romy ne l’entendait pas. Alors elle fit un pas sur la route. Puis un deuxième. Les joues inondées de larmes, Luka se tourna vers Alasie.

« Non, non, fais quelque chose ! Je peux pas la perdre, pas… pas encore… Pas encore… »

Les mots sortaient tous seuls, dans un souffle douloureux. Luka détourna son attention d’Alasie au moment où Romy, continuant son avancée sur la route, se fit renverser par une voiture. Dans un nuage de poudreuse, Romy disparut une nouvelle fois.

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Luka se réveilla en hurlant, les joues inondées de larmes, la poitrine douloureuse. Incapable de contrôler ses sanglots, Luka serra ses jambes contre son corps, mordant son oreiller pour être silencieuse. Romy était partie. Romy était partie à tout jamais. Romy ne viendrait jamais ici. Romy était partie. Et Luka aussi était partie, mais dans un endroit différent. Luka était en enfer.

Luka semblait se reprendre, petit à petit. Son regard se faisait moins fuyant, le tremblement de ses mains plus discret, jusqu’à devenir presque inexistant. Elle devait avoir l’habitude de se contrôler pour y arriver de la sorte. Dans un environnement aussi fluctuant qu’un rêve, il n’aurait pas été étonnant que cela lui prenne beaucoup plus de temps ou même qu’elle n’y arrive simplement pas.

Tandis que Luka ferma les yeux, Alasie pouvait voir le paysage autour d’elles changer. Quelques arbres, une bâtisse, une rue, un lac, parfois tous à la fois, parfois un par un. Tant d’endroits qui devaient être chargés des souvenirs de Luka. Tant d’endroits où elle avait été heureuse et ne pouvait plus aller, si ce n’est dans ses rêves. Finalement, elle ne choisit rien de tout cela. Son esprit semblait l’avoir emportée au bord de l’eau, sur le trottoir d’une rue passante. De l’autre côté de la route, la fameuse Romy. Sa simple vision semblait avoir rendu Luka plus heureuse, plus radieuse.

Je suis sûre qu’elle t’aurait plu, elle était fabu..fabu…fabuleuse… Alasie commença à sourire en hochant la tête. Oui, pour rendre Luka aussi transie d’amour, il fallait bien une personne incroyable. Mais quelque chose n’allait pas et lorsque Luka peina à finir sa phrase, le sourire d’Alasie commença à disparaître, laissant place à une expression bien plus soucieuse. Les feuilles mortes qui gisaient par terre disparurent, ensevelis sous la neige qui venait d’arriver, tandis que Luka cédait à nouveau à la panique. Romy avait encore disparu. Est-ce qu’elle faisait ce genre de rêve régulièrement ? Ça devait être horrible.

Alasie aurait aimé être utile mais elle ne pouvait rien faire. Elle était impuissante face au rêve de Luka. Romy réapparu finalement de l’autre côté de la route, toujours aussi souriante, face à une Luka qui semblait figée sur place, terrifiée de ce qui allait se passer. Fais quelque chose ! Comme Alasie aurait aimé être capable de l’aider. Mais elle ne savait pas ce qui allait se passer. Elle était incapable d’arranger une situation qu’elle ne connaissait pas. Alors elle resta figée, dans l’indécision, tandis que Romy commença à traverser la route et qu’elle fut fauchée d’un seul coup par un véhicule. Romy n’était plus et le rêve se brisa dans un cri d’horreur.

Alasie se retrouva à nouveau dans sa chambre vide. Ses yeux grand ouverts, toujours déboussolée par ce qu’il venait de se passer. Luka. Luka devait être dévastée. Alasie n’attendit pas une seule seconde de plus avant d’ouvrir la porte de son appartement et de dévaler les escaliers. Elle n’avait même pas pris la peine de fermer la porte. Il n’y avait rien à voler de toutes façons. Quelques secondes plus tard, elle était dans la rue, courant aussi vite qu’elle le pouvait en direction de l’orphelinat. Elle se rappelait vaguement d’où elle avait ressenti le rêve de Luka lorsqu’elle y était rentrée.

Est-ce qu’elle avait empiré les choses par sa présence ? Est-ce que, sans elle, Luka aurait simplement recherché Romy sans pouvoir la trouver ? Est-ce qu’elle avait causé la mort de la compagne de Luka ? Pour la première fois depuis longtemps, les yeux d’Alasie s’embuèrent, l’empêchant de regarder correctement où elle mettait les pieds. En un instant, elle fut à terre. Son genou était en sang, mais elle n’y prêta pas attention. Luka. Elle se releva et finit par atteindre l’Orphelinat. Ça ne lui avait pris que quelques minutes.

Une fois dans la grande bâtisse, elle ralentit le pas. Tous les enfants devaient être endormis, elle ne voulait pas perturber leur sommeil. Marchant aussi vite et silencieusement que possible, Luka se rendit dans la direction générale d’où se trouvait Luka. Une fois arrivée à son étage, elle entendit un son très léger. Un bruit étouffé. Des sanglots, sûrement ?  

Alasie ouvrit la porte et se retrouva devant une Luka prostrée dans son lit. Et maintenant quoi ? Quelle serait la prochaine étape de ce plan de génie ? Pourquoi était-elle seulement venue la voir ? Pour s’excuser ? Ça ne ferait sûrement qu’aggraver les choses. Elle se souvint d’un moment très lointain. Un petit garçon pleurait, il avait fait un cauchemar. Allison et son mari n’étaient pas là ce soir. Alasie était seule pour s’occuper des deux enfants, alors elle avait fait la seule chose qu’elle savait faire. Elle avait été présente.

Cette fois encore, elle s’assit sur le sol, face à Luka, et se saisit d’une de ses mains. Pendant quelques temps, elle se contenta de caresser le dos de sa main avec son pouce. Ce n’était pas grand-chose, mais Luka ne la repoussait pas. Ses sanglots ne s’arrêtaient pas pour autant. Devait-elle parler ? Devait-elle rester silencieuse ? Un jour, il faudrait vraiment qu’elle prenne des cours pour apprendre comment bien se comporter en société. Toutes ses années dans la nature avaient amoindri ses talents déjà bien maigres.

“Est-ce que tu veux en parler ? Ou bien que je te laisse seule ? ”

Luka ne pouvait faire taire les hurlements de son cœur. Elle ne pouvait que les étouffer dans un oreiller quelconque alors que ses larmes coulaient à flot. Le monde n’existait plus. Le temps n’existait plus. Il n’y avait que cette lente agonie dans laquelle Luka plongeait, se remémorant inlassablement que son monde avait explosé deux fois. Quand Romy était morte. Quand Luka était arrivée sur Lux. Tout depuis n’était que douleur, que souffrance. Luka avait tout tenté pour effacer ce poison qui se rependait dans ses veines, mais rien n’y faisait. Luka était toujours au pied du mur. Luka n’avait pas bougé d’un seul centimètre depuis deux ans. Elle était toujours seule, toujours endeuillée, et toujours incapable de reprendre sa vie là où elle l’avait laissée, tant bien même un nouveau départ s’offrait à elle. Luka était seule. Irrévocablement seule. Romy…

La porte du salon s’ouvrit et une silhouette s’y glissa. Luka n’avait même pas la force de faire quoique ce soit. Elle resserra son étreinte autour de son oreiller, de ses jambes, priant pour que cette personne sorte d’ici aussi vite qu’elle y était entrée. Mais rien n’y faisait, l’inconnue s’approchait encore et toujours. Luka ne voulait pas la voir, alors elle enfonça sa tête dans ses genoux, toujours parcourue d’incontrôlables sanglots. De toute façon, au point où elle en était, avait-elle réellement la force de faire taire ses émotions ? Luka ne pouvait qu’espérer que ce ne soit pas un enfant qui soit venu, réveillé par les pleurs de Luka.

L’inconnue s’installa par terre, au pied du canapé. Une main délicate vint se saisir de celle de Luka pour la caresser, doucement. Luka ne la repoussa pas, se contentant de vaguement se concentrer sur ce mouvement répétitif pour tenter de reprendre constance. Rien n’y faisait : une respiration plus tard, elle était de nouveau secouée de sanglot. Pendant un temps qui dura une éternité, rien ne se passa de plus. C’était à croire que cette main, cette silhouette, n’existait que dans l’esprit de Luka.

« Est-ce que tu veux en parler ? Ou bien que je te laisse seule ? »

La voix d’Alasie, aussi discrète que forte, attrapa l’attention de Luka au vol. Lentement, elle releva la tête pour croiser le regard de la mondaine, qui était là, assise par terre, une expression indéchiffrable sur le regard. Pendant quelques secondes, les sanglots se turent, laissant Luka interrogative. Pourquoi Alasie était là ?

Puis le rêve se joua de nouveau dans la tête Luka. Alasie avait été là. Incapable de contrôler ses émotions, Luka arracha violemment sa main de celle d’Alasie et se redressa vivement. Elle manqua de chuter, son rythme cardiaque incapable de lui souffler assez d’énergie pour toute cette dépense nocturne.

« Qu’est-ce que tu faisais là ?! »

La voix rocailleuse de Luka la surprit elle-même, mais elle décida de ne pas en tenir rigueur. Elle n’écoutait que son cœur qui s’arrachait de sa poitrine, encore et toujours. Alasie ! Elle n’avait rien à faire dans ses souvenirs, dans ses rêves !

« Tu n’as rien à y faire ! »

Les propos de Luka devaient manquer de cohérence tant elle s’étouffait dans ses propres sanglots. Elle avait tellement besoin de rejeter la faute sur quelqu’un ! Alors qu’au fond, au fond, était-ce Alasie qui était réellement responsable de tout ça ? Elle n’avait rien fait de particulier, si ce n’était utiliser son pouvoir. Elle n’était pas responsable de la mort de Romy. De l’existence de Luka ici. Mais même en sachant tout ça, même quand Alasie se levait pour s’approcher de nouveau de Luka, cette dernière la repoussa.

« C’est de ta faute ! Ta faute ! »

Les larmes de Luka redoublèrent, incapable de contenir tant de tristesse et de colère. Évidemment que ce n’était pas la faute d’Alasie ! Alors pourquoi quand cette dernière tenta de parler, Luka lui coupa la parole, s’approchant soudainement d’elle ?

« Tu ne sais rien ! Tu ne sais rien ! Tu n’avais pas à être là ! Tu n’avais pas être là… Tu n’as pas… à être… là… »

Luka avait beau pousser Alasie, de ses petites mains fatiguées, la mondaine ne bougeait pas d’un seul centimètre, immobile dans cette terrible nuit. Luka tenta une nouvelle fois de la pousser, de lui frapper les épaules, mais peu importait l’énergie brouillon que mettait Luka à la tâche, Alasie restait à la même position.

Finalement, vidée de toute force, Luka laissa sa tête retomber sur le haut de la poitrine d’Alasie. Ses sanglots reprirent de plus belle, les larmes noyaient sa vue, coulaient sur ses joues. Luka n’était plus que tristesse. La colère s’était envolée aussi vite qu’elle était venue. Alors quand Alasie entoura Luka de ses bras, Luka la laissa faire. Que pouvait-elle faire d’autre, après tout ? Romy était morte pour toujours.

Visiblement, Luka voulait à la fois en parler et qu’elle la laisse seule. Chaque parole qu’elle prononçait à l’encontre d’Alasie la touchait directement. Tu n’as rien à y faire ! C’est vrai. Elle n’aurait pas dû rester, mais son âme d’aventurière romantique n’avait pas pu s’empêcher de rester pour voir deux personnes heureuses. C’est de ta faute ! Ta faute ! C’était probable aussi. Alasie était celle qui avait insisté pour parler de Romy et pour aller la chercher. C’était peut-être sa faute si elles l’avaient trouvé.

Alasie restait immobile, ne sachant pas trop quoi faire. Elle allait s’excuser, dire qu’elle allait la laisser tranquille lorsque Luka la coupa et tenta à plusieurs reprises de la pousser ou de la frapper. Bien sûr, Alasie était bien plus forte que Luka, qui n’y mettait de toute façon pas toutes ses forces. Elle ne bougea pas d’un seul millimètre, sac de sable insensible sur lequel Luka pouvait décharger sa colère. Que pouvait-elle faire d’autre, après tout ?

Lorsque Luka en eut marre de se battre, elle se laissa tomber sur Alasie qui, fidèle à elle-même, ne bougea pas d’un pouce. En tous cas dans un premier temps. Elle sentait les larmes de Luka imprégner ses vêtements et plus par réflexe qu’autre chose, Alasie déposa ses bras autour de Luka qui ne la repoussa pas, cette fois. Elles restèrent quelques instants dans cette position, avec pour seul bruit les quelques reniflements de Luka. Elle ne savait pas trop pourquoi, mais Alasie décida de parler un peu d’elle-même à Luka. Ou du moins, de lui parler de ce dont elle se souvenait, sa mémoire n’étant plus exactement parfaite.

“Quand je suis arrivée sur Lux, j’étais dévastée. Allison m’avait menti pendant des années, ma famille était possiblement décimée malgré tous mes sacrifices et je ne pouvais plus rien y faire. Je n’étais même plus dans le même monde. Je pense que la seule raison pour laquelle je n’en souffre plus autant aujourd’hui, c’est parce que je ne me souviens plus des détails. J’ai passé des années seule, dans la nature, refusant de côtoyer la civilisation. Je suis même pas sûre de pouvoir dire que j’aie un jour vraiment réintégré le monde civilisé.”

Alasie pouvait se permettre de sourire en repensant au fait qu’elle passait toujours le plus clair de son temps dans la nature. Elle ne savait pas s’il s’agissait d’une habitude ou d’un signe montrant qu’elle n’a toujours pas accepté sa place dans ce monde mais ce n’était plus important maintenant. De plus, elle commençait à comprendre où elle voulait en venir, avec son histoire.

“Tout ça pour dire que je comprends ce que tu ressens, même si nos situations sont différentes. Mais surtout, je trouve que tu t’en sors terriblement bien. Tu joues un rôle très important pour tous ces enfants, tu t’occupes d’eux du mieux que tu peux et tu arrives à te battre tous les jours en ayant cette immense tristesse en toi. Au fond, tu m’impressionnes. Je pourrais sûrement te battre dans n’importe quelle épreuve physique, mais tu es bien plus forte que moi.”

Au final, Alasie n’était pas sûre que ses mots soient les bons. Elle n’avait réconforté presque personne depuis des années et maintenant qu’elle se voyait donner des encouragements aussi nuls, elle comprenait pourquoi. Pourquoi devait-elle être aussi étrange ?