Alasie était finalement rentrée après avoir vagabondé dans les montagnes pendant plusieurs mois. Elle n’avait pas trouvé grand-chose de nouveau, ce qui était assez souvent le cas, après avoir passé tant de temps à explorer cette région, mais l’air frais et l’isolement complet était toujours agréable, de temps en temps. Comme souvent, ces derniers temps, les quelques mois avaient semblé être de simples semaines, à l’échelle du temps qu’elle avait passé sur Lux. Avec les années, elle avait obtenu une notion du temps bien différente de celle qu’elle avait quand elle avait réellement 20 ans.  

La première chose qu’elle avait envie de faire, c’était bien évidemment de passer à la Taverne, de voir s’il y avait de nouvelles têtes arrivées dans leur rang, ou même si le Baroudeur s’y trouvait, afin de lui soutirer une histoire ou deux. Mais la première chose qu’elle devait réellement faire, c’était avant tout de rentrer chez elle, et de prendre une bonne douche, histoire de pas faire une trop mauvaise impression.  

En bonne Mondaine, elle aurait pu avoir sa propre maison, mais n’y voyant aucun intérêt, elle avait préféré demander un petit appartement dans un immeuble du vieux quartier. Y rentrer lui faisait toujours bizarre. Même si c’était son choix de ne pas le meubler parce qu’elle jugeait ne pas en avoir besoin, rentrer dans un appartement aussi vite ne l’aidait certainement pas à se sentir à l’aise chez elle. Pour une douche rapide avant de repartir, ce n’était cependant pas réellement un problème.

Elle était en route pour la Taverne des Fougueux lorsqu’elle rencontra la gamine. Une enfant tout à fait banale, quoique certainement roublarde à en juger par le manque d’habits décents, qui devait l’avoir prise pour une cible facile, avec ses habits tout propres tout juste sortis d’un placard, et qui le demanda de l’aide. Son ami était blessé, il avait besoin que quelqu’un l’emporte à l’hôpital. Oui, oui, il est juste par là, dans la ruelle, venez madame.

Alors, “madame” le suivit. Elle n’avait pas pour principe d’abandonner les gens à leur sort, et la Taverne pouvait bien attendre. De toutes façons, il n’y aurait pas grand monde avant encore une heure ou deux. Bien entendu, en entrant dans la ruelle, il n’y avait pas un petit garçon blessé, mais plusieurs enfants qui l’ont vite entourée, couteau à la main, et quelques secondes plus tard, ils lui demandaient son argent. S’ils avaient été adultes, peut-être se serait-elle battue. Peut-être aurait-elle perdu, aussi, à cinq contre une. Toujours est-il qu’elle soupira, et qu’elle sortit son portefeuille, et qu’elle le leur donna.  

Le groupe d’enfant s’enfuit de la ruelle en riant, porte-feuille brandi fièrement, Alasie à leur suite, bien moins fière, et un peu déprimée à l’idée que certaines personnes en viennent encore à ces pratiques. S’ils le lui avaient demandé gentiment, elle aurait sûrement pu leur donner un peu plus que ça, en passant par chez elle récupérer de l’argent. Elle en avait de toutes façons plus que ce dont elle avait besoin. Puis, d’un coup, ne regardant pas devant lui, le gamin qui tenait le porte-feuille en l’air rentra dans une jeune fille. Une inconnue totale pour Alasie, mais à en croire le regard de la troupe de petits voleurs, eux la connaissaient bien. Était-elle leur alliée, ou leur ennemie.

Luka était perdue dans ses pensées, déambulant dans les rues sombres de Lux. Dans ces moments-là, elle avait presque l’impression d’être de nouveau sur Terre, que Romy l’attendait dans son appartement et que tout était normal. Mais ce n’était pas le cas, et l’illusion n’était que temporaire. Luka soupira en levant les yeux au ciel. Ce monde n’avait rien de similaire à la terre, même s’il simulait les mêmes codes.

Alors qu’elle reprit sa marche, les mains dans les poches, quelqu’un rentra en collision. Luka baissa les yeux et remarqua que c’était un enfant des rues. Un sourire sur les lèvres, elle fronçait très vite les sourcils en voyant le portefeuille qu’il brandissait dans sa main. Elle n’avait pas besoin d’utiliser sa lueur pour savoir que ce n’était pas le sien.

« Matthias. À qui est ce portefeuille ? »

Luka avait une voix forte et claire. L’enfant abaissa directement son bras, balbutiant des excuses. Les autres enfants regardaient ailleurs, bien conscient que Luka n’allait pas réagir correctement à ce vol. Luka tendit la main vers Matthias qui tenta de bafouiller quelque chose. Sans demander son reste, il tendit le portefeuille à Luka, avant de se mettre à se balancer de droite à gauche mal à l’aise.

Luka fouilla dans le portefeuille. Il appartement à une certaine Alasie, une mondaine. Luka soupira. Une mondaine, vraiment. Quel choix ridicule. Luka regarda l’argent présent dedans et sortit quelques billets qu’elle tendit à Matthias.

« Si t’as besoin d’argent, tu viens me voir. Luka passa son regard sur chacun des enfants. Un jour, vous allez tomber sur plus malin que vous. Surtout en visant des mondains. »

Matthias prit timidement l’argent que Luka lui tenait, puis elle sortit son propre porte-monnaie pour leur donner quelques billets à chacun. Elle rangea les deux portefeuilles dans une poche, bien consciente que cette Alasie faisait partie des fougueux. Luka irait donc rendre le portefeuille aux objets trouvés, l’air de rien.

« Merci Luka ! »

S’exclamèrent les enfants, presque en cœur. Après un dernier avertissement, Luka dispersa les enfants pour qu’ils retournent à l’orphelinat. Elle soupira puis se dirigea vers la Taverne. Aurait-elle dû rester chez les Roublards pour éviter ce genre d’incident ? Un jour, quelqu’un allait s’en prendre à eux.

Alasie observait toute la scène de loin. Elle n’était qu’à quelques mètres, mais la jeune fille que l’enfant avait bousculé ne semblait pas la remarquer, se contentant de faire la morale aux cinq gamins, qui n’en étaient sûrement pas réellement, mais qui se comportaient en tous cas comme tels. La nouvelle venue avait clairement une sorte d’autorité sur eux, à en juger par leurs têtes baissées, et par le ton ferme mais doux qu’elle utilisait. Alasie pouvait presque se revoir, elle, cent ans plus tôt, s’occupant des enfants d’Allison. La différence d’âge n’était pas tout à fait la même, mais la dynamique entre adultes et enfants y ressemblait fortement, bien que les enfants d’Allison n’aient jamais volé qui que ce soit. De ce que savait Alasie, en tous cas.

Voir la jeune fille prendre un peu d’argent de son portefeuille pour le donner aux enfants fit sourire Alasie. Ainsi, elle était contre le vol, mais pas totalement non plus. Elle avait aussi visiblement fouillé un peu, pour pouvoir dire avec certitudes qu’Alasie était Mondaine. Elle détestait le fait que ce genre d’information soient affichés sur ses papiers. Être Mondain n’était pas quelque chose qui se refusait, mais elle ne s’y identifiait pas du tout. Elle aurait préféré que ce soit le cercle de la Fougue qui apparaisse en premier. Finalement, l’inconnue tira aussi de l’argent de son propre portefeuille, pour en donner aux enfants. Merci Luka !, Alasie avait le nom de la jeune fille. C’était un joli nom.

Les enfants finirent par se disperser, et Luka continua son chemin, comme si de rien n’était. Alors qu’Alasie s’attendait à ce qu’elle l’aie remarqué, et qu’elle lui rende son portefeuille, elle se contenta de tourner à droite dans une rue que se trouvait entre elles. La rue qui menait, entre autres, à la Taverne. Alors, Alasie accéléra le pas pour la rattraper. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps, Luka ne marchait pas spécialement vite, tandis qu’Alasie s’était retrouvée à trottiner en arrivant à son niveau.

“Hey. Je crois que tu as mon portefeuille.”

Luka sembla surprise de se faire aborder de la sorte, comme si elle se pensait réellement seule, ou qu’elle était plongée dans ses pensées. Alasie avait le pas léger après tout, pour ne pas alerter es animaux en forêt, la jeune fille ne l’avait sûrement pas entendue arriver. Sa réaction tira un sourire à Alasie, qui continua sur sa lancée.

“Il y a encore beaucoup d’enfants dans le besoin, comme eux ? J’aurais pensé qu’en deux cents ans, quelqu’un aurait trouvé une solution à leur problème.”

Si Alasie semblait avoir dit cela comme si elle cherchait juste à faire la conversation, il y avait un peu de colère enfouie dans ses propos. S’il y avait un maire, c’était pour une bonne raison, ils ne pouvaient pas juste ignorer les habitants les plus pauvres sous prétexte qu’ils n’ont pas eu de chance en arrivant ici.  

Luka était perdue dans ses pensées. Il fallait qu’elle trouve le moyen de reparler au Roi des Thunes. Même si elle n’était plus chez les Roublards, elle était toujours appréciée ? Elle pourrait proposer son aide pour améliorer l’orphelinat et les conditions de vie des enfants ? Luka était tellement plongée dans ses propres réflexions qu’elle ne remarqua pas qu’elle était suivie. Finalement, elle revint à la réalité quand une inconnue arriva à ses côtés. Hey. Je crois que tu as mon portefeuille.

Une fois la surprise passée, Luka regarda de la tête aux pieds l’inconnue. C’était en effet celle qui était représenté sur la carte d’identité. Une jeune mondaine à l’allure banale qui devait se complaire dans la vie sauvage pour oublier un peu sa vie de pacha le reste du temps. Il y a encore beaucoup d’enfants dans le besoin comme eux ? J’aurai pensé qu’en deux cents ans, quelqu’un aurait trouvé une solution à leur problème.

Luka s’arrêta et fouilla dans ses poches pour sortir le portefeuille de cette Alasie. Elle lui tendit, le visage plutôt fermé.

« Si tu comptes sur les autres pour régler les problèmes, c’est pas étonnant que tu te sois retrouvée chez les Mondains. »

Luka n’était pas énervée. Tout au plus légèrement agacée. Elle ne comprenait pas comment les mondains pouvaient se tenir autant à l’écart des autres et après s’étonner du mauvais traitement qu’il leur était infligé. Luka haussa les épaules, comme si cette conversation ne l’intéressait pas du tout.

« Si les étoiles décident que tu vaux pas le coup, comment peux-tu convaincre les humains du contraire ? Surtout ceux qui ont été jugés dignes. Tu as eu 200 ans pour y penser et ça ne te saute aux yeux que maintenant ? »

Luka tendait toujours le porte-monnaie à Alasie, à la fois pressée de finir cette conversation et curieuse de savoir ce que cette vieille dame allait lui répondre.

Visiblement, Luka rejeta la faute de tout ce qui arrivait à ces pauvres enfants sur Alasie, ce qui était relativement surprenant. Une étincelle de surprise et de curiosité s’éclaira dans son regard, tandis que celui de Luka restait tout à fait fermé. Elle utilisait le fait qu’Alasie soit mondaine contre elle. Elle n’avait jamais demandé à être parmi les puissants. Ça ne voulait d’ailleurs rien dire, sa lueur n’était pas aussi imposante que celle de la plupart des autres Mondains, et elle n’avait presque aucun lien avec eux. Pour autant, il était vrai que si elle avait vraiment essayé, depuis son arrivée, de se mêler des affaires de la ville, peut-être qu’elle aurait pu changer un tant soit peu les choses, bien que l’idée qu’une seule femme puisse changer quoi que ce soit était assez incongrue.

Si les étoiles décident que tu vaux pas le coup, comment peux-tu convaincre les humains du contraire ? Même si elle donnait l’impression de ne pas être plus intéressée que ça par la réponse, ni par la conversation en elle-même, pour tenir de tels propos, Luka devait avoir un avis bien réfléchi sur la question. Et pas forcément un avis positif. Ses mots montraient du dégoût alors que son visage et sa voix restaient globalement impassibles. Au moins était-elle douée pour gérer ses émotions.

Alasie était tentée de lui laisser le portefeuille, après avoir récupéré ses papiers importants, mais elle se doutait que ça ne résoudrait rien. Peut-être même que si elle montrait son désintérêt total pour l’argent, cela agacerait Luka un peu plus encore. Elle pouvait déjà entendre un discours critiquant le fait qu’elle ne mesurait pas la chance qu’elle avait. Elle l’avait déjà entendu, d’ailleurs, par le passé. Finalement, elle prit son portefeuille dans son entièreté, vérifiant juste que son papier d’identité y était encore. Quelque chose dans le discours de la jeune fille dérangea légèrement Alasie, sans qu’elle ne s’en rende compte pour autant. Elle savait qu’elle avait une terrible notion du temps, mais est-ce que cela faisait déjà deux cent ans qu’elle était arrivée ? Le temps passait si vite.

“Tu me donnes l’impression que les Mondains sont des êtres tout-puissants qui sont capables de changer la réalité s’ils le souhaitent. C’est peut-être vrai pour certains, mais s’il devait y avoir une hiérarchie parmi les Mondains, je n’en serais pas à ce niveau. Du tout.”

Tout en parlant, Alasie invita Luka à marcher à côté d’elle, ce qu’elle fit, d’une allure presque machinale. Elle était curieuse d’entendre le point de vue de Luka, et visiblement, celle-ci n’était pas aussi fermée à la conversation que son regard le laissait paraître. De toutes façons, elles allaient dans la même direction.

“Je pense qu’on a tous notre part de responsabilité, bien sûr. Mais à cause de mon mode de vie, je ne passe que très peu de temps avec les autres Mondains. Je ne sais pas vraiment s’ils peuvent influencer la vie des plus pauvres, ou même s’ils sont tous riches. Moi, je gagne mon argent en explorant, et en faisant des quêtes, et j’aide les autres comme je peux. Mais je ne connais que trop peu la ville. À part Bichette, une enfant avec des bois, je ne sais pas à qui je pourrais donner de l’argent pour qu’il soit redistribué aux gens qui peuvent vraiment faire changer des choses... Dis-moi, toi, si tu avais le pouvoir que les Mondains ont d’après ce que tu me dis, qu’est-ce que tu ferais pour cette ville ?”

En plus d’être réellement curieuse, Alasie se dit que ce serait une meilleure chose d’avoir une réelle discussion, plutôt que de faire tourner la conversation seulement autour d’elle-même. Une partie d’elle voulait continuer d’expliquer qu’elle ne savait pas comment s’y prendre, qu’elle ne pensait pas que c’était son rôle à elle d’aider les plus démunis, mais qu’elle essayait comme elle pouvait. Il y a très longtemps, c’était elle, la plus démunie. Mais plus maintenant. Et elle ne voulait pas passer pour une personne égocentrique. Alors elle avait demandé l’avis de Luka.

Luka observait Alasie avec une certaine curiosité. Plus les secondes s’étiraient, plus elle se demandait ce qui pouvait bien se passer dans sa tête. Quelles pensées tournaient en boucle pendant cette seconde d’hésitation qu’elle prit avant de se saisir de son porte-monnaie ? Comment les phrases se formaient dans son cerveau avant de décider de la tournure adéquate pour traduire ce qu’elle ressentait ? Luka brûlait de curiosité. Un demi-sourire se dessina sur ses lèvres quand Alasie décida de continuer de marcher, invitant silencieusement Luka à la suivre, et reprit la parole.

Tu me donnes l’impression que les Mondains sont des êtres tout-puissants qui sont capables de changer la réalité s’ils le souhaitent. C’est peut-être vrai pour certains, mais s’il devait y avoir une hiérarchie parmi les Mondains, je n’en serais pas à ce niveau. Du tout. Pour peu, Luka aurait pouffé de rire. Il n’y avait jamais que les privilégiés pour justifier que leur position n’était pas assez haute pour créer le changement. Il n’y avait dans cette pensée aucun jugement. Alasie devait être le genre de personne qui considérait qu’être mondain était une chance parmi tant d’autres mais que ça ne changerait rien à sa vie si elle était autre chose tant qu’elle pouvait vivre de sa passion et de son envie de découvrir le monde. Le confort des privilégiés.

Voyant que Luka était intéressée par la conversation, Alasie continua de justifier son point de vue. Finalement, Luka fut déçue. Alasie était exactement comme elle le redoutait : elle jugeait que sa condition ne la définissait pas et préférait se concentrer sur ses plaisirs personnels, soulageant sa conscience en distribuant de l’argent de temps en temps. Elle participait au minimum vital dans la ville en faisant sa part du marché, mais ne s’investissait pas tellement. Le seul point positif dans tout ce discours était le nom de Bichette qui arracha un petit sourire à Luka.

Dis-moi, toi, si tu avais le pouvoir que les Mondains ont d’après ce que tu me dis, qu’est-ce que tu ferais pour cette ville ? Luka pencha la tête sur le côté. Au moins, cette question eut le luxe de la surprise. Alasie semblait réellement intéressée par la réponse, alors Luka ne fit pas durer le suspense.

« Je me mélangerai avec les autres Mondains pour voir si leurs pouvoirs peuvent être utilisés à des fins plus générales que personnelles. Je fuirai beaucoup moins la ville, préférant me concentrer sur comment la rendre mieux avant d’aller voir ailleurs. Puis, j’investirai mon argent dans des choses plus concrètes. Par exemple, dans mon cas, je m’occupe de l’orphelinat. J’essaie d’investir dans les jouets, dans l’éducation de chacun. Je ne balance pas juste de l’argent parce que j’en ai. Je l’investis. Je le regarde pousser, grandir. »

Luka pencha la tête sur le côté. Elle caressa distraitement son menton tout en se mordant la lèvre inférieure. Puis finalement, elle planta son regard son regard dans celui d’Alasie.

« Je ne blâme pas les gens qui préfèrent fermer les yeux ou se concentrer sur leurs plaisirs personnels. Je préfère juste l’honnêteté, plutôt qu’une surprise feinte sur les malheurs du monde alors que ça fait deux ans que ça grouille devant nous. »

Finalement, Luka arriva devant la Taverne. Puisqu’elle avait déjà rendu son portefeuille à Alasie, elle n’avait aucune raison de rester. Elle enfonça ses mains dans ses poches et pointa du menton la Taverne.

« Nos chemins se séparent ici. N’hésite pas à passer à l’orphelinat si un jour tu veux plus de concret. »

Luka tourna la tête vers Alasie et afficha un sourire sincère. Elle n’en voulait pas à Alasie d’être un cliché. Si Alasie décidait de faire autre chose que de se lamenter, alors peut-être même qu’elles pourraient devenir de bonnes amies.

À défaut d’être très agréable à entendre, la réponse de Luka à la question eut le mérite d’être intéressante. Alasie passait si peu de temps avec d’autres humains qu’elle dut réfléchir pour bien comprendre tout ce que lui disait la jeune fille en face d’elle. Elle avait l’air d’être une personne réfléchie, qui pensait à tout avant d’agir, et qui avait de grandes et belles idées. Les petites piques lancées çà et là concernant le comportement d’Alasie restaient pourtant assez blessante, bien qu’elle n’en montra rien. Luka n’avait pas l’air de vouloir lui faire du mal, elle se contentait de lui expliquer son point de vue, et ce qu’elle n’approuvait pas dans le comportement de la Mondaine.

Alors qu’Alasie venait de poser une main sur la porte de la Taverne, prête à entrer, le brouhaha lui arrivant déjà aux oreilles, Luka commença à marcher dans une autre direction, et lui proposa de passer à l’orphelinat, un jour. À ces paroles, Alasie hocha la tête, et se mit à réfléchir, la main toujours sur la porte. Elle n’avait jamais, en cent vingt ans, visité l’orphelinat. En fait, c’était tout juste si elle en connaissait l’existence. Bichette avait bien dû le mentionner une ou deux fois. L’existence d’un orphelinat dans un monde où certains enfants étaient plus vieux qu’elle lui paraissait étrange, et en même temps, ils n’ont pas toujours été si vieux. Il était logique qu’ils aient besoin d’un endroit où vivre, où des gens pourraient s’occuper d’eux. Et certains ne grandissaient jamais.  

Quelqu’un ouvrit la porte de la Taverne de l’intérieur, bousculant Alasie. Son visage ne lui disait rien, pourtant il s’excusa, et la reconnut assez vite, lui demandant comment s’était passée sa dernière exploration, et si elle avait de nouvelles histoires. Alasie s’excusa rapidement et s’éloigna du bâtiment, courant derrière Luka pour la rattraper.

“Tu y vas, là ? À l’orphelinat ? Je comptais rester en ville pour quelques semaines, quelques mois peut-être. J’aimerais bien en profiter pour en apprendre un peu plus. Je suppose que la Taverne peut attendre, si tu veux bien me montrer plus de concret.”

Elle n’était toujours pas certaine de pouvoir faire grand-chose. Elle n’était qu’une seule personne, un seul pion dans un échiquier bien trop grand pour elle. Mais si cette fille étrange pensait sincèrement que même elle pouvait peser dans la balance, alors pourquoi ne pas au moins essayer de comprendre son point de vue ? Après tout, elle avait tout son temps, et plus encore.  

Luka reprit sa marche, s’éloignant de la Taverne. Elle fit une liste mentale de tout ce qu’elle devait faire aujourd’hui. Entre autres, se rendre à l’orphelinat pour voir comment tout le monde se passait et apporter quelques vivres qu’elle avait chez elle. Donc elle devait d’abord aller chez elle. Puis faire plusieurs allers-retours avec les diverses choses dont ils avaient besoin puis…

Tu y vas, là ? À l’orphelinat ? Luka ralentit sa marche, surprise de revoir Alasie à ses côtés. N’était-elle pas censée aller à la Taverne ? Je comptais rester en ville pour quelques semaines, quelques moi peut-être. J’aimerais bien en profiter pour en apprendre un peu plus. Je suppose que la Taverne peut attendre, si tu veux me montrer plus de concret. Luka fronça légèrement les sourcils, comme cherchant à savoir si Alasie était sincère ou si elle trouvait juste une nouvelle occupation de passage pour s’amuser.

Finalement, Luka jugea qu’une paire de bras en plus ne serait pas de mal. Alors elle haussa les épaules, l’air plutôt désintéressé.

« Il faudra passer chez moi d’abord, j’ai quelques duvets et jouets à rapporter. J’espère que tes muscles ne sont pas de bluff, parce que ça nous éviterait de faire quinze allers-retours. »

Tout en expliquant cela, Luka se dirigea vers son appartement qui se trouvait toujours un peu plus loin. Elle devait revoir tout son planning pour insérer Alasie dedans et parlait à voix haute pendant que la mondaine la suivait, sans dire quoique ce soit.

Alasie fronça les sourcils à la mention de ses muscles. Après cent ans, dont la majeure partie avait été passée dans la nature, elle espérait bien ne pas avoir un corps simplement fait pour bluffer. Elle ne pouvait pas bluffer contre les éléments. Contre certains animaux, éventuellement, même si cela restait déconseillé. Tandis qu’elle suivait Luka dans les rues, en direction de son appartement, Alasie l’écoutait parler à voix haute. Son planning avait l’air relativement chargé. Bien plus que celui qu’Alasie avait prévu. Était-ce le cas pour tous les gens qui vivaient en ville toute l’année ? Est-ce que tout le monde se sentait aussi pressés par le temps ? Quelle notion étrange. Elle devait être comme ça aussi, pourtant. Il y a bien longtemps.

L’appartement de Luka était mignon. Tous les appartements l’étaient, en comparaison avec celui d’Alasie, elle avait une certaine admiration pour les gens qui arrivaient à aménager leur lieu de vie pour en faire un endroit qui leur ressemble, qui leur plaît. Machinalement, elle passa une main sur un comptoir. Très peu de poussière. Pas comme chez elle. La comparaison était amusante, au point de lui tirer un sourire. Elle fut ramenée à la réalité par la voix de Luka qui l’invitait à prendre un carton de la pile. Alasie décida qu’elle pouvait bien en prendre deux. En les soupesant, elle s’aperçut bien que le poids ne serait pas tellement un problème, mais que ses bras allaient être encombrés.

“Tu te débrouilles comment pour avoir tout ça ? Tu as des fournisseurs, ou tu achètes tout avec ton propre argent ? D’ailleurs, vous êtes nombreux à vous occuper de l’orphelinat ?”

Alasie avait bien plus de questions que ça. Elle ne connaissait que très peu l’orphelinat. Comme elle ne passait que peu de temps avec les autres mondains, elle n’avait pas eu beaucoup l’occasion de discuter avec Sélim. Elle ne doutait pourtant pas qu’il soit un homme bon, et agréable. Peut-être même qu’ils auraient pu bien s’entendre, si Alasie faisait un peu plus d’efforts. Mais parler du passé était peu utile. Tandis qu’elle avait posé ses questions, elle et Luka avaient commencé à descendre les marches pour ressortir de l’immeuble.

Tu te débrouilles comment pour avoir tout ça ? Tu as des fournisseurs ou tu achètes tout avec ton propre argent ? D’ailleurs, vous êtes nombreux à vous occuper de l’orphelinat ? Luka écoutait d’une oreille distraite les questions d’Alasie. Pour une mondaine là depuis deux siècles, elle avait beaucoup de question sur un truc qui se déroulait pourtant sous ses yeux. Luka balaya ce commentaire d’un revers de main en essayant de réfléchir à la meilleure optimisation du temps.

« Plus tard les questions. »

Luka se saisit de quelques cartons et descendit les marches pour les poser dans une sorte de remorque. Il lui fallait traverser une partie du quartier ancien pour arriver jusqu’à l’orphelinat. L’aller était toujours plus facile que le retour puisque tout était en descente. Elle expliqua donc brièvement à Alasie qu’elles allaient mettre tous les cartons là-dedans pour ensuite les ramener à l’orphelinat. La mondaine acquiesça silencieusement mais ne posa plus de questions.

Après une demi-heure d’aller-retours dans les escaliers de son immeuble, avec de temps en temps l’aide de quelques voisins qui passaient dans le coin, Alasie et Luka purent partir à l’aventure. Les muscles d’Alasie n’étant pas du bluff, elle invita même Luka à s’assoir sur la remorque. Amusée par la situation, Luka ne se fit pas prier et grimpa avec ses cartons.

La descente se passa relativement bien. Même si Alasie ne maitrisait pas toujours sa course effrénée, elle ne le montrait pas ce qui poussa certains enfants à grimper dans la remoque avec eux. La descente dura une quinzaine de minutes ponctués des cris hilares de quelques enfants qui se serraient contre Luka.

Une fois arrivée sur place, plusieurs enfants et quelques volontaires adultes vinrent aider à décharger les cartons dont la répartition se ferait un peu plus tard. Luka invita Alasie à la suivre et elles s’installèrent dans une sorte de salon-bibliothèque-salle de jeu, avec tout un tas d’objets divers et variés. Luka se laissa tomber sur un pouffe et Alasie fit de même.

« Tu as bien mérité tes réponses, maintenant. »

Luka afficha un grand sourire en fixant Alasie dans les yeux. Un enfant vint à leur rencontre avec deux verres de limonade et les tendit aux jeunes filles avant de s’éclipser tout aussi rapidement. Luka commença à siroter distraitement, découvrant sa soif en même temps qu’elle s’en acquittait.

« Je pars en général trois ou quatre mois dans l’année en exploration et ramène plusieurs choses que je revends ou troc. La plupart des peluches sont faites main par une voisine qui raffole de certaines baies qu’on peut trouver que dans la montagne, par exemple. »

Luka fit une courte pause, buvant une nouvelle gorgée. Elle détourna son regard vers des enfants en train de jouer à quelques mètres de là.

« Je prends quasiment jamais rien de neuf mais tout d’occasion. Je lance parfois des campagnes de don que je récolte quand je suis en ville. Enfin, je dis ‘je’ mais je ne suis pas toute seule. Plusieurs bénévoles se relaient. Certains ne viennent qu’un mois dans l’année, d’autres sont là plus souvent. Certains s’occupent de l’éducation des enfants, d’autres s’occupent de les divertir. Chacun choisit une tâche qui l’intéresse et le fait quand il veut. »

Luka avait reglissé son regard dans celui d’Alasie tout en buvant. À sa grande déception, elle arriva à la fin de sa boisson et dû arrêter de la siroter.

« Les enfants manquent toujours de tout parce qu’ils sont souvent oubliés. Mais le fait d’avoir d’autres personnes qui viennent pour leur donner un peu d’attention aide beaucoup. La seule chose sur lequel on a aucun impact, ce sont les cauchemars. La plupart des enfants éternels cauchemardent souvent de leur vie d’avant ou juste rêvent de ce qu’ils n’ont plus et dans ces cas-là, on peut rien faire que de les consoler et leur dire que ça ira… jusqu’au rêve suivant. »

Luka avait baissé sa voix, murmurant presque en regardant Alasie. Elle ne voulait pas casser l’ambiance des jeux alors que tout le monde s’amusait.