Ça ne va pas très bien, Dolly. Tu n’as pas eu beaucoup de commandes ce mois-ci. Pas beaucoup de clients. Les gens riches se tournent vers des Créatifs, de vraies artistes, et ceux avec moins d’argent ne veulent pas investir dans des vêtements ou du maquillage. Tu ne peux pas leur reprocher, c’est toujours compliqué. Mais ce mois-ci, c’est aussi pour toi que c’est compliqué. Tu as payé ce que tu devais au Roi des Thunes ; il a compris que ce mois était compliqué et ne t’a pas demandé grand-chose, mais ce pas grand-chose aurait pu être un repas, même un petit. Une petite soupe. Mais il t’a dit qu’il y avait toujours une solution ; que si ce mois-ci était difficile, tu pouvais toujours faire un petit boulot ou deux. Des petits trucs, pas grand-chose, mais qui te permettrait de terminer le mois confortablement. Il connait des Roublards qui pourraient bénéficier de tes services ; tu n’étais pas trop mauvaise, quand tu es arrivée. Ce ne serait sûrement pas trop compliqué pour toi de reprendre la main rapidement. Tu lui as dit que tu allais réfléchir. Evidemment, qu’il te laissait le choix. Le Roi des Thunes ne force personne à faire quoique ce soit ; c’est ça, la famille. Mais il sait que les gens n’ont pas le choix ; si tu veux te nourrir correctement, il faudrait que tu le fasses. Tu ne peux quémander auprès de personne ; tu es trop fière pour ça, et tu n’es pas certaine d’avoir des amis pouvant faire ça. Tu n’es pas certaine d’avoir des amis tout court, d’ailleurs.

Des pensées noires grouillant dans ta tête, tu pars te promener pour t’éclaircir les idées. Ton ventre grommelle, et tu songes à tes placards presque vides. Peut-être qu’un Roublard tenant un stand de nourriture pourrait te dépanner un ou deux repas, mais ce serait probablement tout ce que tu pourrais obtenir. Les temps sont durs pour tout le monde. Tes pas te mènent à la place publique, un lieu grouillant de monde, idéal pour les pickpockets. Tu en repères quelque uns au travail, d’ailleurs. Des Roublards, comme toi. Ils ne font rien de mal, tu tentes de te convaincre. Ils ne font que survivre, ils font ce qu’ils ont à faire pour manger. C’est ce que le Roi des Thunes t’a dit aussi. Personne ne fait ça par plaisir ; c’est la nécessité qui force au crime. Tu doutes que ce soit le cas pour tous les Roublards, mais soit. Tu t’assois sur un muret et les regardes un moment. Leurs doigts sont agiles, et leurs victimes ne se rendent compte de rien. Tu imagines leur réaction, plus tard, quand ils se rendraient compte que leur portefeuille s’est envolé. Ils regarderaient autour d’eux, paniqués, à la recherche d’un voleur depuis déjà longtemps envolé. Peut-être n’auraient-ils que de l’argent là-dedans. Ou peut-être y aurait-il une photographie de leur famille sur Terre, l’unique souvenir qu’ils auraient d’eux. Tu te mords la lèvre inférieure. Il faut faire ce qu’il faut faire pour survivre. Il faut chasser la sentimentalité, et survivre. C’est ça, être objectif. Tu sautes du muret et ratterris sur tes pieds, décidée à suivre les pas de ces voleurs, au moins pour ce mois-ci, au moins jusqu’à ce que les affaires aillent mieux. Mais tu fais à peine deux pas que tu heurtes quelqu’un. Tu aurais pu en profiter pour lui voler cette bourse qui dépasse de cette poche arrière, comme on te l’avait appris à tes débuts sur Lux, mais tu reconnais ce visage.

« Wen ? », tu demandes. « Qu’est-ce que tu fais là ? »

Elle a tous les droits d’être là, ce n’est pas si surprenant. Certes, elle est souvent en exploration, mais il t’arrive de la croiser en ville. Non, ce que tu veux dire c’est : qu’est-ce que tu fais là, alors que je m’apprête à commettre un délit ? Sa vision te fait culpabiliser à nouveau.

Ah, elle marche. Oui, évidemment qu’elle marche, elle n’a pas une sorte de radar à délit, elle n’a pas eu une petite voix dans sa tête lui disant que tu t’apprêtais à commettre quelque chose de répréhensible. Pas vrai ? Peut-être que c’est ça sa lueur. Merde, peut-être qu’elle sait ? Son regard est perçant et te traverse et tu te tortilles sur toi-même, un peu mal à l’aise, persuadée que ça y est, elle sait ce que tu vas faire, elle le sait elle va te dénoncer ou pire, te faire la leçon, ou pire encore, tu vas la décevoir. Tu n’as pas envie de la décevoir. Tu te déçois un peu toi-même, et tu aimes bien Wen, tu n’as pas envie de baisser dans son estime mais c’est trop tard, c’est trop tard, ton estomac est un peu vide mais pas assez pour te faire faire un malaise, et Wen est devant toi et tu te dis que tu n’es peut-être pas assez désespérée pour ça, qu’il faudrait peut-être attendre encore un peu, peut-être que tout va s’arranger après tout. Calme-toi Dolly, calme-toi. Tu paniques et tes pensées vont beaucoup trop vite, et quand elles vont beaucoup trop vite tu fais des erreurs stupides. Alors calme-toi Dolly, calme-toi. Tu n’es pas stupide, tu sais réfléchir, alors réfléchis Dolly, réfléchis : qu’est-ce que tu fais, exactement ?

« J’observe les gens », tu réponds, après un silence peut-être un peu trop long. Tu baisses la tête, observe tes pieds. « Ça ne se passe pas très bien, niveau affaires. Je… je n’ai plus trop d’inspiration. C’est la page blanche. Alors je me dis que si j’observe les gens, comment ils sont habillés, je retrouverais de l’inspiration. »

C’est faux, faux, archifaux, et tu es certaine qu’elle va comprendre ton mensonge immédiatement, alors que pourtant tu es plutôt bonne en mensonges, ça sort de toi naturellement. « Oui oui je vais bien pas de problème ne t’en fais pas », ça c’est un mensonge crédible que tu balances régulièrement, aux autres et à toi-même. Alors pourquoi ne te croirait-elle pas ? Il t’arrive d’avoir des manques d’inspiration, mais jamais dans les moments de misère. Non, bizarrement c’est quand tu as faim que ton cerveau marche le plus rapidement, et que tu multiplies les croquis et les coutures. Au contraire, c’est quand ton estomac est bien rempli et que ce trou dans ton plafond est recouvert que ton cerveau est plus lent. Tu as faim et depuis le début de votre conversation, tu as déjà imaginé quatre tenues différentes pour Wen -trois d’entre elles qu’elle ne mettrait jamais, tu le sais, mais ça lui irait si bien. À une époque tu n’aurais jamais pensé que tu aurais peur de ne pas avoir assez à manger (peur de ne pas avoir assez à boire ça oui, ou à sniffer, ça oui), mais en même temps à une époque tu n’aurais jamais pensé avoir peur de tous les hommes que tu croises alors bon, la vie est surprenante parfois. Un peu décevante, aussi.

Tu crois un instant que tu l’as convaincue. Tu crois qu’elle a mordu, qu’elle va hausser les épaules, qu’elle va te laisser tranquille. Tu crois que tu vas pouvoir vaquer à tes activités criminelles qui te feront culpabiliser et te tordront les intestins mais pas au point de t’empêcher de dormir. Et puis, ils te permettent de manger. Ne sois pas ingrate Dolly.
Mais elle ne te croit pas. Ses yeux te percent et lisent en toi comme dans un livre ouvert, un livre qu’on a déjà lu une centaine de fois et qu’on connaît par cœur. Un livre dont on connait le destin des personnages avant même qu’eux ne le sachent. Tu aurais pu être honteuse ; tu aurais dû l’être, d’ailleurs : après tout, tu allais commettre un acte illégal et tu avais été attrapée avant même de le réaliser. Il n’existe pas pire voleur que toi. Même Tito, qui se fait constamment attraper, est meilleur voleur que toi, c’est pour dire. Au moins lui peut passer à l’action. Mais ce constat et ce traitement te braque : tu n’es pas une petite fille ! Tu peux prendre soin de toi-même. Alors tu croises les bras sur ta poitrine comme Wen l’avait fait juste avant et comme tu l’as fait si souvent auparavant tu fais de ton mieux pour cacher ton trouble, tu enfiles ton masque et ça y est tu es une adulte responsable qui défend son honneur.

« Mais demander quoi ? Je te dis que je suis venue chercher de l’inspiration, faut pas chercher plus loin ! »

Tu es sur la défensive, et tu imites au mieux d’autres Roublards de ta connaissance. Tu sembles indignée, et tu réussis presque à te convaincre toi-même.

« Je suis Roublarde donc je suis louche c’est ça ? Putain, mais si un Créatif t’avait dit la même chose t’aurais laissé passer, mais comme je suis une Roublarde ça y est c’est- »

Tu t’interromps ; tu as croisé le regard de Wen. Tu as clairement trop exagéré, et si tu n’étais pas très crédible à l’origine, ta surréaction et ton jeu de la victime ont clairement brûlé toute la crédibilité qui te restait. Tu te renfermes sur toi-même.

« Garde ton fric. Je suis pas un putain de mendiant. »

Ton ventre qui vient de grogner bruyamment aurait plutôt tendance à dire le contraire.

Wen s’énerve : comment oses-tu lui parler comme ça ? Elle s’avance et vous voilà presque nez à nez, et elle enfonce son doigt dans les os de ta poitrine déjà un peu trop apparents. Wen est intimidante, c’est certain ; son doigt te pousse, et tu es forcée de faire un pas en arrière pour gagner en stabilité. Cette femme est forte. Et surtout, ses siècles passés sur Lux ont affirmé son caractère déjà bien trempé : il n’y a pas une seule faille chez elle. Elle n’est qu’assurance, et celle-ci mélangée à sa colère n’est que plus effrayante. Tout est fait chez elle pour te rendre honteuse. Et ça marche ; tu es honteuse, et tu es même un peu effrayée. Mais en même temps, un autre sentiment monte en toi ; c’est ce sentiment que ces menteurs ont, quand ils sont pris sur le fait, mais qu’ils refusent d’admettre qu’ils ont tort. Ils s’enfoncent tellement dans leur mensonge qu’ils finissent par y croire, alors ils se débattent comme ils le peuvent pour défendre leur point de vue. À ce moment-là, Dolly, tu te persuades toi-même que Wen est injuste : tu n’as rien fait de mal ! Et puis, pour qui elle se prend ? Une gamine pourrie gâtée ? Être adulte ? Pour qui se prend-t-elle, à oser te parler de la sorte ? Vous ne vous voyez quasiment jamais, et la seule fois où elle te voit elle ose se prendre pour une figure supérieure, te faisant la morale et te criant dessus ? Tu ne réalises pas -ou peut-être l’omets-tu délibérément Dolly- que certes, elle est en colère, mais c’est pour te protéger, car elle t’apprécie et qu’elle ne veut pas que tu retombes dans l’illégalité. Tout ce que tu vois, c’est cette quasi-étrangère (ou du moins, c’est comme ça que tu veux la considérer en ce moment) qui se permet de te faire la morale pour un acte que tu n’as pas commis. Alors la colère remplace la honte et ton menton se soulève et d’un geste sec ta main chasse le petit doigt qui imprimait son empreinte sur ta peau un peu trop pâle.

« Mais putain, t’es qui pour me dire ça ? T’es qui pour me traiter de gamine pourrie gâtée ? Tu crois me connaître ? Mais bordel, tu redescends de la montagne trois fois par an, tu sais pas comment ça marche ici ! »

Ta voix monte de plus en plus à mesure que tu parles, et tu ne prêtes plus attention aux regards qu’on vous jette. Maintenant tu es furieuse.

« Tu me parles d’une deuxième chance ? Pour toi, peut-être, mais c’est pas la même chose quand ton halo est gris foncé ! Ah bah c’est sûr, toi tu as dû être accueillie comme il le fallait ! Bah faut que je t’annonce quelque chose : c’est pas le cas pour tout le monde. Quand t’as un halo comme le mien, ou pire, trouver un boulot c’est la galère, parce que t’es considérée comme de la merde, ou parce qu’on ne pense pas pouvoir te faire confiance, ou parce que les gens ne veulent pas s’attirer les foudres des étoiles, ou tout ça réuni ! Certains ont la force de réussir à se débarrasser de cette réputation, et d’autres n’y arrivent pas. Alors ouais, je me suis tournée vers ceux qui pouvaient vraiment m’aider à ne pas crever, peu importe ce qu’il fallait faire ! Mais bordel, si je devais compter sur toi je serais morte dix fois ! »

Certaines choses que tu dis n’est pas entièrement faux -les Lumières avec un halo comme le tien sont moins considérés, et trouver un travail est plus difficile- cependant, ce n’est pas entièrement vrai, sans quoi tous ceux avec un halo gris foncé se retrouveraient chez les Roublards. Et surtout, ce n’est pas ce qui t’es arrivé à toi : tu n’as pas rejoint les Roublards en raison de la difficulté de la vie. Les Créatifs étaient prêts à t’aider, même si la couleur de ton halo aurait pu ralentir ton ascension sociale. Tu n’es allée vers eux et vers leur mode de vie que par peur ; mais ça, tu ne l’admettras jamais. Tout ce que tu veux, c’est la blesser avec tes mots, sans réfléchir aux conséquences.

Tu sens que Wen s’énerve, mais tu ne peux pas t’arrêter ; tes mots continuent comme une vague qui ne veut pas s’arrêter, un torrent qui n’a pour but que de tout détruire sur son passage. Il s’épanche de ta douleur constante, de ton sentiment d’injustice, de tout ce que tu as vécu, que ce soit sur Terre ou sur Lux, au risque de détruire cet ersatz d’amitié que tu avais avec Wen. Tu as un goût amer dans la bouche, et malheureusement c’est elle qui en paye le prix.

Et elle s’énerve.

Ta colère se transforme en peur, en crainte, en terreur. En respect ? Tu avais déjà vu son pouvoir, mais jamais contre toi ; son visage se déforme en quelque chose d’hideux, et des poils poussent, et ses os se brisent se reconstruisent et d’autres apparaissent pour devenir animal. Pour devenir ours. Et Wen est furieuse, furieuse contre toi, toi qui ne l’avais jamais vue comme ça, et elle devient beaucoup trop proche et son souffre est court mais le tien aussi, mais pas pour la même raison. Elle est furieuse, tu es effrayée Dolly. Tu n’avais jamais été autant effrayée depuis un long moment Dolly, pas sur Lux, sur Lux tu n’avais pas vu la mort de si près. Sur Terre oui, sur Terre tu l’as vue la mort, et tu la désirais même ; ici non, non tu ne la veux pas, et elle te fait reculer la peur, elle te hurle de t’enfuir ici tout en te figeant dans cette position, tout en congelant tes jambes et tu ne peux rien y faire. Il n’y a plus qu’elle, plus que ce monstre devant toi, et il y a cette voix qui te hurle « enfuis-toi ! » et une autre qui dit « mais c’est Wen, elle est énervée mais elle ne te fera pas de mal » mais la seconde voix est de moins en moins puissante, et la première est de plus en plus alarmée.

Elle va te tuer, ici, là, devant tout le monde, cette femme -cet hybride ?- qui t’avait proposé son aide un peu avant. Et tu l’avais rejetée son aide, par fierté, par stupidité, par honneur, par amertume, et tout ça ça ne fait pas un bon cocktail, ça finit par exploser. Molotov. Vous vous fixez toutes les deux, et tu te demandes : quand va-t-elle me sauter dessus ? Va-t-elle mettre fin à cette angoisse qui te dévore les tripes ?

Des gens accourent, vous entourent, se demandant ce qui se passe. Des compagnons Roublards apparaissent ; les mêmes qui étaient occupés à voler en douce des portefeuilles étaient désormais là, à fendre la foule pour t’aider. Même si tu ne voulais pas t’impliquer comme eux dans le crime ils t’ont vue en danger, et ils ont décidé de t’aider. Ce sont eux ta vraie famille, ce sont eux qui t’aident quand tu es en danger. Parmi ces gens honnêtes qui vous entourent, seuls eux osent s’approcher. L’un d’eux pose une main sur ton épaule, un autre sur ton dos, un autre sur ton bras, et ils te signifient qu’ils sont là pour toi. Tu es rassurée, tant dans tes propos précédents que dans ta situation. Ton corps peut à nouveau bouger, et un nouveau sentiment s’empare de toi face à Wen. Tu ne saurais pas exactement le décrire, c’est un mélange de colère et de « j’avais bien raison ».  C’est Wen qui t’a mis en danger, et ce sont les Roublards qui sont en train de t’aider. Alors tu te sens un peu rassénérée et tu as un peu plus la confiance.

« Onze fois. », tu dis alors.

Tu entends l’un de tes compagnons murmurer « des Lignes ! », et tu comprends qu’il est temps pour vous de partir. Vous ne pouvez pas vous attarder dans cette situation, où vous serez automatiquement catégorisés comme coupables.

Avant de partir, ton regard croise celui de Wen. Un sentiment contradictoire à ta colère monte en toi ; un mélange entre la déception et la blessure. Tu ne sais pas ce que ça veut dire. Cette femme qui était presque maternelle avec toi t’avait abandonnée en s’emportant ainsi. Peut-être aurais-tu voulu qu’elle insiste plus ? Tu ne le savais pas, et même si tu le savais tu ne l’aurais jamais avoué. Tu fixes son regard une dernière fois avant de détaler avec tes compères pour vous perdre dans un dédale des ruelles sombres dans lesquelles pas même les meilleurs Droits ne pourraient vous retrouver. Tu retournes dans l’obscurité, là où est ta place. Tu t’étais probablement leurrée ces dernières années à essayer d’être honnête.

Tu ignores cette petite voix qui veut s’excuser auprès de Wen.