Alasie se pencha au bord du gouffre. Si elle tombait là-dedans, il n’y avait aucune chance qu’elle y survive. Le jeu n’en valait pas la chandelle, elle reviendrait lorsqu’elle serait mieux équipée. Sortant sa carte des environs, elle y traça un symbole pour se rappeler de cet emplacement, puis rebroussa chemin, laissant derrière elle les flancs escarpés de cette montagne. Elle avait entendu des cris d’animaux inconnus en provenance de cette direction et avait voulu enquêter, mais ce serait visiblement pour plus tard. De toutes façons, le ciel commençait à se couvrir à l’horizon. Ça n’annonçait rien de bon. À voir le ciel, il lui restait quelques heures avant qu’une tempête ne se déclare.

Avant toute chose, il lui fallait récolter des provisions. Par chance, elle était passée à côté d’une clairière dans la vallée, quelques mètres plus bas. Il y aurait peut-être des vivres à récolter. Une heure plus tard, elle se trouvait devant des pommiers et quelques buissons pleins de baies qu’elle savait comestibles. Tant mieux. Elle ne perdit pas une seconde et remplit ses sacoches d’autant de fruits que possibles.

Il ne lui restait plus qu’à trouver un abri, et vite. Une fine pluie commençait déjà à arriver, ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle ne se transforme en déluge. Les yeux d’Alasie scannèrent le flanc de la montagne, recherchant désespérément un renfoncement. Il lui fallut quelques minutes pour en remarquer un, caché en partie par un rocher. S’il était assez profond, ce serait parfait.

Quelques dizaines de minutes supplémentaires lui furent nécessaires pour atteindre le renfoncement, qui était en vérité l’entrée d’une véritable grotte. Priant pour qu’il ne s’agisse pas de la tanière d’un animal quelconque, elle s’engouffre dedans sans plus attendre, pressée par la pluie qui se faisait de plus en plus battante. À première vue, la grotte ne payait pas de mine, mais à bien y regarder, elle semblait s’enfoncer bien plus profondément dans la montagne. Est-ce qu’elle venait de découvrir un tunnel naturel ? Alasie aurait certainement dû faire un feu pour se sécher, avant tout, mais sa curiosité prit le dessus. Elle n’explorait que très rarement des grottes, mais dans une situation comme celle-ci où elle n’avait rien d’autre à faire, ça lui semblait être une excellente idée.

Il lui suffit de s’enfoncer de quelques mètres pour entendre des bruits de pas. Un animal ? Un humain ? Alasie s’immobilisa et se colla à la paroi pour se faire le plus discrète possible tout en tendant l’oreille. Les pas semblaient être ceux d’un humain, mais la réverbération rendait l’identification difficile. Dans le doute, Alasie décida de laisser ses instincts la guider. Elle déposa son sac pour ne pas être encombrée si elle devait affronter un ours, et se prépara à la confrontation possible, ne bougeant pas d’un millimètre, un couteau à crans à la main.

Finalement, l’inconnu passa l’angle, et elle put l’analyser. Un homme. La posture d’Alasie se relâcha légèrement. Il faisait sombre, mais la carrure lui disait quelque chose. Plissant des yeux, elle se concentra sur les traits de l’inconnu. Alban ! Dans un soupir de soulagement, Alasie se laissa retomber contre le mur.

“J’aurais dû savoir que c’était toi, qui d’autre prend son pied en s’enfonçant dans des cavernes sombres et humides ?”

Alasie, étant bon public envers elle-même, se laissa aller à un petit rire, renforcé par le relâchement de ses nerfs. Elle aurait pu se battre contre un ours, mais ce n’était jamais vraiment recommandé. Un frisson s’empara d’elle. Elle n’aimait pas vraiment les grottes, la réverbération et l’atmosphère rendaient l’exploration bien plus difficile qu’elle ne devrait l’être.

Certainement pas toi ! La réflexion ne manqua pas de faire sourire Alasie. Si elle avait eu le choix, elle ne serait sûrement jamais entrée dans cette grotte. L’obscurité, l’humidité, les risques d’éboulement, les possibles labyrinthes... Rien de tout cela ne l’intéressait grandement. Cependant, elle pouvait reconnaître que peu de gens aimait tout cela autant qu’Alban. Peut-être y avait-il un réel intérêt, peut-être était-il fou. Tous les fougueux ne l’étaient-ils pas un peu, au fond ?

Un flash de lumière, un bruit sourd. La foudre devait être tombée non loin, rappelant à Alasie qu’elle était bien bloquée ici. Sacrée tempête, c’était une manière de le dire, oui. Les cheveux d’Alasie étaient encore dégoulinants, tout comme ses vêtements. Un peu d’eau était loin d’être très grave, elle avait une assez bonne constitution pour survivre à ça du moment qu’il ne faisait pas trop froid. Cependant, mieux valait ne pas prendre de risque. Elle sortit du fond de son sac quelques petits branches de secours qu’elle déposa en un tas au sol, à plusieurs mètres de l’entrée, avant d’allumer un feu. Sa taille était ridicule et la chaleur relative, mais il avait au moins l’avantage d’apporter un peu de lumière et de permettre à Alasie de sécher, même si ça lui prendrait un peu de temps.

“Crois-moi, même pour te voir, je ne serais sûrement pas venue dans cette caverne. C’est déjà un miracle que je l’ai repérée à temps pour ne pas être complètement perdue et trempée. J’ai de la chance que la seule créature sauvage qui y habite est un Gallois en manque de bière !”

Alasie aurait pu en manquer aussi, si elle ne venait pas juste de passer plusieurs semaines en ville, passant plus de temps à la Taverne que dans les rues de la ville. Elle avait maintenant besoin de s’isoler un petit peu, pourtant, elle n’était pas mécontente d’être tombée sur Alban. Leurs rencontres étaient toujours assez aléatoires, même s’ils rôdaient souvent dans les mêmes coins, l’une explorait les sous-sols, et l’autre les pics.

Plus pour passer le temps que pour autre chose, et aussi parce qu’elle aurait logiquement suffisamment de nourriture pour passer quelques jours ici, elle sortit quelques morceaux de viande séchée de son sac et en lança deux dans la direction d’Alban pour qu’il les attrape au vol.

“Puisqu’on est bloqués ici pour l’instant, t’as qu’à me raconter, t’as trouvé des trucs intéressants dans cette grotte ? De jolies pierres ou un truc du genre ?”

Alasie hocha vigoureusement la tête, des étoiles plein les yeux, en entendant la description de la salle qui se trouvait plus profondément dans la grotte. Il y avait des choses aussi splendides dans des cavités qui avaient pourtant l’air si petites ? Pour peu, Alban aurait presque pu lui donner envie de les explorer plus souvent. Malheureusement, rien ne valait l’air pur et frais de l’extérieur. Sauf en cas de tempête. Alasie frissonna doucement en ressentant le feu réchauffer sa peau, lui faisant un bien incroyable, avant de croquer une première fois dans sa viande séchée.

Puis ce fut au tour du gallois de taquiner Alasie. Ce n’était que monnaie rendue, après sa blague facile sur la relation d’Alban avec l’alcool, aussi, elle se laisse rire doucement. Non, elle n’avait pas vraiment peur du noir, mais plutôt de se retrouver dans des espaces trop confinés. Sans porte, sujets aux éboulements, et où un animal pouvait lui tomber dessus à n’importe quel moment. Elle arracha un nouveau bout de viande qu’elle mit un peu de temps à avaler.

“Tu sais bien qu’on n’entre pas chez les fougueux par hasard ! C’est pas un peu de noir qui va me faire peur, surtout si un brave explorateur tel que toi se porte volontaire pour me guider.”

Il y avait peu de moments pendant lesquels Alasie acceptait de laisser quelqu’un d’autre lui donner les directions. Dans une grotte, en compagnie d’un accro aux excursions en profondeur, il s’agissait de l’un de ces moments. Elle n’était pas à son avantage, lui oui : un jour, ce serait peut-être elle qui l’emmènerait se perdre dans les montagnes.

Le feu, bien que léger, redonnait un peu d’aplomb à Alasie, qui changea sa position de manière à ne pas laisser de zones trempées sur ses vêtements. L’idéal aurait été de les enlever et de les poser au plus près du feu, mais même elle savait se tenir en présence d’autres personnes. Elle se contenta donc de se tenir aussi proche des flammes que possible, juste assez loin pour ne pas se faire brûler.  

“Si tu me laisses encore un petit quart d’heure pour que mes vêtements ne soient plus trempés, ce serait avec plaisir. À en croire ta description, ça a l’air incroyable, et de toutes façons c’est pas comme si je pouvais juste sortir et retourner dans les montagnes.”

Alasie rapprocha encore ses mains du feu, jouant dangereusement avec les flammes pour passer le temps.

Je t’emmènerais au bout du monde, Alasie ! Elle ne put s’empêcher de sourire bêtement en entendant son ami proclamer cela tout haut. Il y avait des gens bons sur Lux. Ceux qui étaient toujours prêts à aider les autres, toujours aussi enthousiastes après un nombre d’années incroyable passé sur ces terres. Des gens comme Alban, qui respiraient bien souvent la joie de vivre. Alasie l’enviait presque, mais lorsqu’ils parlaient, elle ne s’en souciait pas. Elle se contentait d’apprécier sa compagnie qui lui réchauffait le cœur tandis que le feu réchauffait ses mains.

La montagne ne bougera pas. Elle était là avant nous et le sera même après. Alasie se demanda si cette affirmation était vraie. Elle ne connaissait pas grand-chose à la science et à la manière dont bouge le monde. Ceci étant dit, si les Lumières étaient immortelles, ne pouvaient-elles pas survivre aux montagnes ? Serait-il possible qu’un jour, Alasie se réveille et que la dernière des montagnes ait disparu ? Elle espérait, au fond, ne plus être là pour voir un tel jour. Mais avant tout, il lui restait encore tant de choses à voir.

J'ai envie de voir ce qu'il y a au-delà des montagnes, de voir ce qu'il y a ailleurs, pas toi ? C’est ce qu’elle essayait de faire depuis un siècle. Trouver un moyen de traverser cette chaîne de montagne, tout en explorant les moindres recoins. Personne, pas même le baroudeur, n’y était encore arrivé. Certains des rares passages qui donnaient l’impression de pouvoir passer de l’autre côté étaient si hauts dans le ciel, l’oxygène y était si rare, que la plupart des explorateurs qui ont tenté de les emprunter n’y ont pas survécu. Alasie n’était pas sûre de vouloir tenter sa chance à ce point. Elle sourit tout de même à Alban, doucement, relevant son regard des flammes pour le planter dans celui du gallois.

“J’ai arrêté de compter les années, mais ça en fait un paquet que j’essaye de trouver un chemin. Même avec ma lueur, je suis incapable de deviner ce qu’il y a de l’autre côté des montagnes. J’ai déjà essayé de sonder l’autre côté, de voir s’il y a un esprit rêveur là-bas, pour établir une connexion. Soit ils sont trop loin pour que je puisse les trouver, soit il n’y a pas d’humain de l’autre côté.”

Alasie ne comptait plus le nombre de fois qu’elle avait essayé. Elle savait que son pouvoir ne lui permettait pas de sonder bien loin, tout juste quelques centaines de mètres au maximum, mais elle espérait toujours. Peut-être qu’il y avait une autre ville de l’autre côté, d’autres explorateurs qui se rapprochaient d’eux ? Elle ne pouvait que rêver.

“Mais promis, si je trouve un passage un jour, je t’avertirai en priorité, et on ira voir ça ensemble. J’espère juste que tu n’es pas trop pressé !”

Alasie tâta distraitement ses vêtements. Ce n’était pas encore parfait, mais dans quelques minutes, elle devrait être assez sèche pour pouvoir se sentir à l’aise en marchant jusqu’au coin qu’avait repéré Alban. Il y avait tant de choses qu’elle ne savait pas à propos des grottes que visitait son ami...

“Du coup, ça vaut aussi pour toi ! Si un jour tu trouves un tunnel secret qui mène à l’autre bout de la chaine de montagne, j’espère bien que tu m’avertiras !”

Alasie prenait un ton faussement autoritaire. Elle n’avait pas du tout la tête de quelqu’un qui pouvait donner des ordres, ni les suivre d’ailleurs, ce qui rendait la scène complètement ridicule. Elle s’en fichait bien, de toutes façons. Qui ici allait se moquer d’elle ? Et même si c’était le cas, pourquoi s’intéresserait-elle à des gens assez stupides pour se moquer des autres ?

Alasie pouffa en imaginant Alban creuser un tunnel à travers les montagnes. L’idée était à la fois absurde et complètement réalisable, si l’on prenait en compte leur longévité infinie. Seulement, était-ce réellement une bonne idée ? Cela lui demanderait des années de travail acharné. Peut-être même des décennies, le tout sans avoir la moindre assurance qu’il y ait quoi que ce soit de l’autre côté des montagnes.

Elle le regarda se lever difficilement pour aller s’enfoncer dans les ténèbres avant d’en ressortir avec son propre matériel, qu’il avait dû abandonner par mesure de sécurité en entendant le bruit que faisait Alasie. Elle-même se leva à son tour, se saisit du baton qui était accroché à son sac et qui servait soit de canne, soit de torche, selon les besoins du moment. Actuellement, il avait suffisamment séché auprès du feu pour que l’on puisse l’allumer et, une fois sa torche en main, Alasie remua le bois au sol pour éteindre le feu de camp. Il valait mieux ne pas le laisser brûler pour rien.

Ma grande. Alasie souleva un sourcil amusé à l’attention d’Alban. Ils avaient pratiquement le même âge et, lorsqu’il claudiquait de la sorte, Alasie faisait à peu près sa taille. Pourtant, il ne s’empêchait jamais de l’infantiliser, visiblement. Lorsqu’elle arriva à sa hauteur, elle lui donna une petite tape derrière la tête.

“C’est ça ouais, emmène-moi voir tes fameux bassins, mon grand.”

Tout en marchant à ses côtés, Alasie éclairait les parois avec sa torche. Elle se sentait toujours à l’étroit, ses habits n’étaient pas parfaitement secs, mais aux côtés d’Alban, elle savait qu’elle n’avait rien à craindre. Il était bien trop expérimenté pour se laisser surprendre par quoi que ce soit. Alors Alasie regardait simplement la pierre qui formait les galeries. Elle n’y connaissait vraiment rien et n’aurait absolument pas su dire si elle était intéressante ou non. Son regard se reportait sur son ami qui faisait de son mieux pour marcher sans boiter.

“Il n’y a aucune lueur qui puisse atténuer ta douleur ?”

Ça lui avait échappé. Généralement, elle essayait d’ignorer la mauvaise jambe d’Alban, par politesse et parce qu’elle préférait le laisser en parler en premier s’il le désirait, mais chaque fois que sa douleur semblait revenir, Alasie en avait un léger pincement au cœur et, parfois, elle pouvait difficilement retenir ses questions.