Eliana était en pleine campagne municipale. Elle s’était mise dans la tête qu’elle avait assez arpenté Lux pour savoir ce que le peuple voulait entendre et pour pouvoir donner l’illusion d’être celle qu’il leur fallait. Maintenant, il fallait que ledit peuple daigne bien l’entendre et pour cela, il n’y avait rien de mieux que le bouche à oreille. Elle avait déjà entendu parler d’un barman qui peignait un portrait élogieux d’elle, mais elle ne l’avait pas encore rencontré en personne. Il faudrait qu’elle le fasse, un jour. Avoir suscité tant d’engouement rendait d'ores et déjà cette campagne municipale géniale. Elle ne pouvait pourtant pas s’arrêter là.

Eliana espérait aussi pouvoir attirer les votes des personnes proches de l’orphelinat auquel elle se rendait de temps en temps. Depuis le début de sa campagne municipale, Eliana s’assurait d’y aller au moins un jour par semaine sans faute, pour être sûre d’y être vue. Cela marchait plus ou moins bien, certains enfants avaient l’air de la reconnaître plus facilement et de l’apprécier. Son physique félin aidait légèrement, ses touffes de poil attirant le regard des bambins qui veulent absolument caresser. Friande de cette attention qui lui était portée, elle se laissait bien souvent faire, jouant avec eux plus que de raison.

Ce jour-là, c’était la même chose. Des enfants surexcités tentaient de lui grimper sur les épaules pour toucher les poils qui se trouvaient sur ses oreilles, étonnamment plus doux que ses cheveux, pourtant plus faciles à toucher. Elle les laissait faire quand elle vit Luka passer dans le couloir pour se diriger vers un bureau. Eliana l’avait déjà remarquée, elle faisait partie des bénévoles récurrents auxquels elle n’avait pas encore beaucoup adressé la parole. Ce qui voulait dire qu’elle était une potentielle voix en plus pour les élections. Toute publicité était bonne à prendre. Eliana posa par terre l’enfant qu’elle avait sur ses épaules, et sortit de la pièce en leur promettant de revenir plus tard, avant de marcher vite pour rattraper Luka.

“Hey. Luka, c’est ça ? T’as l’air de savoir quoi faire dans le coin, t’aurais des idées de comment je pourrais aider de manière un peu plus concrète ? J’adore les enfants, mais je sais pas si je suis vraiment utile à l’orphelinat.”

Elle aurait peut-être dû réfléchir un peu plus à ce qu’elle allait dire avant d’aller à sa rencontre. Elle ne savait même pas si Luka était si importante que ça, en vérité. La dernière chose qu’elle voulait, c’était se la mettre à dos en disant n’importe quoi, et pourtant elle avait parlé sans réfléchir. Enfin, elle aurait toujours le temps de se rattraper plus tard au besoin.

Luka n’avait pas assez dormi. Les cernes sous ses yeux devaient parler d’eux-mêmes, mais son corps se risquait à donner encore plus de témoignages de ce manque de sommeil. Ses paupières étaient lourdes, ses cheveux refusaient d’être coopératifs, son dos souffrait, ses jambes souffraient, son corps entier hurlait de douleur. Pourtant, Luka s’était rendue à l’orphelinat comme à chaque fois.

Trop fatiguée pour s’occuper des enfants directement, Luka décida plutôt de faire de l’administratif. Elle s’installa à un bureau et commença à faire les comptes. Elle s’occupa également de mettre à jour le registres. Certains enfants se sentaient maintenant adultes et voulaient vivre leur vie pleinement. Luka était toujours mal à l’aise avec le concept d’immortalité : comment un gamin de six ans pouvait être plus vieux qu’elle ? Ça lui échappait. En général, elle évitait de poser trop de questions, ça la foutait mal à l’aise.

Après deux heures à remplir des papiers, Luka sortit pour s’étirer les jambes. Chacun de ses mouvements faisait craquer ses os de douleur et Luka n’aspirait qu’à une chose : dormir. S’allonger et dormir. Au lieu de ça, elle décida de succomber à la boisson de Satan : Luka se prit un café. Le goût âcre lui arracha une grimace de dégoût alors elle bu toute d’une traite. C’était dégueulasse.

Après avoir rincé sa bouche avec trois litres d’eau, Luka retourna au bureau. Elle fut interrompue à plusieurs reprises par des enfants qui couraient partout et elle dû se forcer à faire des sourires aimables, mais elle faisait tellement pitié à voir que les enfants finissaient par partir d’eux-mêmes. Enfin au calme, pensa-t-elle avant de faire interrompre une nouvelle fois.

« Hey. Luka, c’est ça ? T’as l’air de savoir quoi faire dans le coin, t’aurais des idées de comment je pourrais aider de manière un peu plus concrète ? J’adore les enfants, mais je sais pas si je suis vraiment utile à l’orphelinat. »

Luka regarda la personne qui venait de lui parler, incapable de comprendre de quoi on lui parlait. Elle fronça les sourcils, cligna des yeux, tenta de se concentrer mais son cerveau était vide. Finalement, elle décida de plutôt analyser la personne qui venait de lui parler. Elina. Elana ? Eliana. Luka ne se souvenait plus tellement de son prénom. Trop fatiguée pour ça.

« Je- je sais pas. »

Luka cligna des yeux de nouveau. Le café ne faisait pas du tout effet. Pour peu, Luka avait plutôt l’impression qu’elle avait encore plus envie de dormir. Elle secoua la tête et cligna de nouveau des yeux.

« Désolée, je suis un peu… fatiguée. Euh, ta présence est déjà très bien. Je suppose. Tu fais quoi déjà ? »

Luka voulait dormir, pourquoi était-elle venue déjà ?

Soit Luka n’était naturellement pas très vive, soit elle n’allait pas très bien. Son regard semblait aussi vide que ses réponses avaient d’intérêt. Est-ce qu’Eliana avait fait une mauvaise analyse en pensant que Luka avait la moindre importance dans ces lieux ? En tous cas, elle n’avait même pas l’air de l’avoir remarquée plus que ça, puisqu’elle n’était pas au courant de ce que faisait Eliana. À quoi bon venir toutes les semaines si c’est pour que les gens ne se souviennent pas d’elle ?! Plutôt que de s’offusquer, Eliana lui servit son meilleur sourire – qui marchait généralement bien avec les enfants, mais moins avec les adultes.

“Justement, pas grand-chose ! Tout ce que je peux faire sans avoir l’impression de déranger, c’est jouer avec les enfants. Crois-le ou non, ils raffolent de ces petites merveilles.”

Un sourire en coin sur les lèvres, elle pointa du doigt ses oreilles qu’elle faisait bouger de haut en bas comme pour attirer l’attention un peu plus sur leur existence. Elle les avait trouvées étrange et presque insultante la première fois qu’elle les avait remarquées, mais avec le temps, elle avait appris à s’y faire. De plus, les humains avaient tendance à trouver ces oreilles de chat mignonnes. Eliana n’était pas vraiment sûre de comprendre leur raisonnement, mais elle jouait le jeu : si les autres considéraient cela comme un atout-charme, elle en profiterait un maximum !

“Du coup, je passe quelques heures à les amuser, avant qu’ils ne finissent par fatiguer ou se lasser, puis je finis par déambuler dans les couloirs sans trop savoir quoi faire. Un peu comme un zombie. Un peu comme toi, d’ailleurs, t’es sûre que ça va ?”

Eliana s’en était souvenu un peu tard, mais la plupart des gens appréciaient que l’on fasse attention à leur état de santé. Les banalités de ce genre les faisait se sentir aimé. Elle était d’ailleurs bien placée pour le savoir : lorsque les gens lui demandaient la même chose, elle se sentait toujours un petit peu mieux. Elle espérait simplement que Luka réponde aux mêmes logiques que le commun des mortels.

Eliana avait cette capacité à sourire avec tant de bienveillance et de bonté que Luka dû presque plisser les yeux pour ne pas se faire éblouir. Comment les gens faisaient-ils pour être de si bonne humeur quand elle était si fatiguée ? N’existait-il pas une règle de bienséance qui demandait un peu de courtoisie de la part d’autrui à ne pas étaler leur pleine forme quand l’autre n’en possédait qu’un vague souvenir ?

« Justement, pas grand-chose ! Tout ce que je peux faire sans avoir l’impression de déranger, c’est jouer avec les enfants. Crois-le ou non, ils raffolent de ces petites merveilles. »

Luka plissa légèrement des yeux, comme pour comprendre de quoi voulait bien parler Eliana avant de finalement lever les yeux un peu plus haut et découvrir… des oreilles de chat. Qu’est-ce que– quoi ?! Luka se fit violence pour ne pas laisser transparaître sa surprise, bien qu’elle fut assez présente, et planta son regard dans celui d’Eliana. Est-ce que Luka était fatiguée au point d’avoir oublié que son interlocutrice avait des oreilles de chat ou bien faisait-elle si peu attention à son entourage qu’elle n’avait même pas remarqué ? Dans les deux cas, ça craignait. Luka avait envie de se mettre des baffes mentales.

« Du coup, je passe quelques heures à les amuser, avant qu’ils ne finissent par fatiguer ou se lasser, puis je finis par déambuler dans les couloirs sans trop savoir quoi faire. Un peu comme un zombie. Un peu comme toi, d’ailleurs, t’es sûre que ça va ? »

Quelle… douce attention que de rappeler à Luka son état quasi-léthargique. Malgré elle, cette fois, Luka laissa une grimace se dessiner sur son visage. Si c’était pour se faire insulter de la sorte… autant retourner dans le bureau. Luka secoua la tête, dans une ultime tentative de retrouver un peu ses esprits, puis fixa de nouveau Eliana dans les yeux.

« Comme je t’ai dit, je suis fatiguée. »

La voix de Luka, plus forte que nécessaire, la surpris elle-même. Pourquoi la fatigue, en plus d’être épuisante, rendait si irritable ?! Rien que l’idée énervait un peu plus Luka qui pris une profonde inspiration.

« Peu importe. Je pense que distraire les enfants, même pendant quelques heures, est quelque chose de très honorable. Si tu veux être plus utile, tu peux toujours aider à trier les cartons qu’il y a au sous-sol. C’est généralement ce qu’on reçoit de dons ou de trocs. Il faut trier ce dont on a réellement besoin, ce qu’on peut revendre pour financer l’orphelinat, ce qu’on peut donner tout de suite ou non. Des peluches, des jouets, des draps. Il faut aussi faire le tour des chambres pour ranger, faire du ménage… »

Visiblement, Eliana, malgré toute sa bonté et sa bienveillance, avait du mal à cacher son désintéressement ou son dégoût à l’idée de s’enfermer dans un sous-sol pour faire du tri ou se mettre à jouer les femmes de ménage. De nouveau, Luka sentit une pointe d’irritabilité lui chatouiller le nez. Les gens qui n’étaient là que pour de l’aide de surface… Luka prit de nouveau une inspiration et continua plus calmement.

« Il est aussi possible de regarder la liste des activités possibles avec les enfants et de s’inscrire pour diriger l’activité et la mettre en place. »

Vu l’étincelle dans le regard d’Eliana, cette fois Luka avait touché juste.

« Suis-moi, je suis actuellement dans les bureaux en train de faire de l’administratif, il doit y avoir le planning quelque part… »

Sans attendre de confirmation ou d’infirmation, Luka contourna Eliana et reprit sa marche en direction des bureaux où elle se trouvait quelques instants plus tôt.

Eliana, qui faisait toujours bouger ses oreilles de haut en bas avant que Luka ne réponde, finit par les baisser définitivement en l’entendant hausser légèrement la voix. Comme je t’ai dit... Ah, oui. Elle l’avait déjà dit. Eliana avait voulu en faire trop et s’était retrouvée à irriter Luka, ce qui était exactement ce qu’elle ne voulait pas faire. Elle essayait de se dire que tout n’était pas perdu, mais elle venait tout de même de se tirer une balle dans le pied.

Luka continua en parlant d’activités parfaitement immondes qui nécessitaient de passer du temps seule, enfermée, et qui n’apporterait aucune gratification à Eliana. Comment les gens étaient-ils censés la remarquer s’ils ne pouvaient même pas la voir ? Au moins, avec les enfants, leurs rires et leurs compliments la rendaient un peu plus heureuse. Avec les cartons, elle finirait bien vite par s’ennuyer. Et il ne valait mieux pas qu’elle s’ennuie dans l’orphelinat. C’était l’un des rares endroits qu’elle appréciait vraiment, elle ne voulait pas commencer à réfléchir à des plans douteux le concernant.

Miraculeusement, Luka changea d’idée en parlant d’activités avec les enfants. Peut-être Eliana avait-elle fait une grimace trop prononcée, parce que le ton de Luka était un peu forcé. Enfin, au moins avaient-elles trouvé une activité qui avait un réel potentiel. De plus, si elle s’y prenait bien, les enfants l’apprécieraient encore plus et pourraient parler d’elle aux autres pour une autre raison que ses “oreilles rigolotes”.

Sans attendre, Eliana suivit Luka dans le fameux bureau. Comme on pouvait s’y attendre, il y avait beaucoup de papier, et pas grand-chose d’autre. Les doigts d’Eliana la démangeaient et elle songea pendant quelques instants à glisser une feuille de recettes dans sa poche mais se ravisa au dernier moment lorsque Luka se retourna vers elle pour lui montrer le planning des activités.

“Merci !”

Sans attendre, elles s’assirent chacune à une chaise différente, Eliana pour examiner le planning, Luka pour remplir des tableaux en tous genres. Il y avait un peu de tout dans ce planning : des sorties avec les enfants pour leur faire découvrir un peu plus de la ville, d’autres pour explorer la forêt en étant accompagnés, des activités d’intérieur comme d’extérieur, des travaux manuels, des sports en tous genre... Les gens qui passaient leur temps ici devaient être terriblement occupés. Peut-être cela expliquait-il la fatigue de Luka.

Eliana inscrivit son nom pour trois activités : aide à l’apprentissage, découverte des rues de Lux, et une après-midi foot avec les plus grands dans un parc. Elle espérait juste que pour cette dernière, elle pourrait jouer, et pas seulement les surveiller. Après avoir pris un petit quart d’heure à peser le pour et le contre de chaque activité, elle déposa la feuille là où Luka l’avait trouvée, passant par la même occasion à côté d’elle. Luka avait définitivement l’air de peiner à faire ses calculs à cause de la fatigue. Peut-être qu’il y avait à gagner en l’aidant, pour cette fois.

“Est-ce que tu veux que je prenne la relève pour que tu te repose un moment ? De toutes façons, j’ai pas grand-chose à faire pour l’instant.”

Eliana n’avait jamais été divinement douée avec les maths, mais elle comprenait suffisament les bases et elle avait eu la chance d’avoir une éducation complète. Même avec des notes dépassant de peu la moyenne, elle devrait être capable de faire les comptes d’un orphelinat si Luka acceptait de lui laisser cette charge. Puis, fourrer son nez là-dedans pourrait lui donner une certaine idée de la manière dont elle pourrait éventuellement aider une fois qu’elle serait Maire. Si tant est que cet orphelinat l’intéresse toujours à ce moment-là.

« Merci ! »

Luka agita la main comme si cela ne la concernait plus et elle retourna s’installer là où était avant. Le registre des enfants était interminable mais Luka s’y replongea assez facilement. Le café se décida enfin à faire effet et elle put terminer assez vite ce document. Elle enchaîna alors ensuite avec de la comptabilité mais les chiffres, à défaut de lui indiquer combien était rentré et sorti de l’Orphelinat, se mirent à danser sous ses yeux. Son cerveau était incapable de faire le lien logique entre les nombres et Luka perdait un temps fou à essayer de comprendre où elle en était à chaque fois.

« Est-ce que tu veux que je prenne la relève pour que tu te reposes un moment ? De toutes façons, j’ai pas grand-chose à faire pour l’instant. »

Luka se mordit la langue pour s’empêcher de hurler de peur. Eliana était derrière elle. Luka ne l’avait même pas entendu reposer la feuille sur le bureau. Les doigts de Luka se crispèrent autour de son crayon qui failli se casser en deux. Fort heureusement, elle s’arrêta juste à temps et le lâcha avant de faire de plus amples dégâts. Luka tourna alors lentement la tête vers Eliana qui la fixait avec son sourire habituel, visiblement motivée à l’idée de faire de la comptabilité.

Luka ouvrit la bouche, pour parler. Elle voulait refuser, sûrement en enrobant tout ça dans une réplique cinglante à coup de « Personne te verrait le faire, t’es sûre que ce ne serait pas trop ingrat pour toi ? » mais se retint au dernier moment. La fatigue la rendait vraiment irritable et elle n’avait pas à s’en prendre à Eliana comme ça. Surtout si c’était pour la juger parce qu’elle ne voulait pas laver des draps. Qui voulaient laver des draps, après tout ? Luka se racla la gorge et se reprit.

« Si tu t’y connais en comptabilité, pourquoi pas oui. Il faut juste vérifier si les trois derniers mois font sens et calculer ce qu’il reste dans la trésorerie pour les fêtes de fin d’années. »

Luka secoua la tête. Il ne resterait de toute façon pas grand-chose. Luka se mordit la lèvre et tapa frénétiquement des doigts contre la table. Le café lui faisait tourner la tête, elle avait l’impression d’avoir envie de courir. DE COURIR. À la place, Luka se releva brusquement en faisant grincer la chaise par terre et se tourna vers Eliana.

« Je suis pas sûre de pouvoir me reposer. J’ai bu du café. Je bois jamais de café. Je pense que je vais aller… »

Luka plissa les yeux en fixant au loin, comme si elle cherchait ses mots. Ou une activité à faire. Ou tout simplement le fil de ses pensées. Le silence dura un instant avant que Luka se reporte son attention sur Eliana.

« Pardon, tu sais ? Ah non, c’est moi qui disais. Je vais aller… faire… quelque chose, je suppose. »

Le comportement de Luka était si étrange qu’Eliana n’arrivait pas du tout à la cerner. C’était une véritable catastrophe : elle avait l’air à la fois crevée et hyperactive, son regard semblait presque affolé. Tout s’expliqua bien sûr lorsqu’elle expliqua qu’elle avait bu du café pour la première fois, ou presque. Oui, certaines personnes y réagissaient mal. Eliana eut envie d’en rire, mais elle se retint de justesse en se disant que Luka le prendrait possiblement mal, ne laissant qu’un demi-sourire passer sur son visage.

“Amuse-toi bien alors.”

Eliana se laissa tomber à la place qu’occupait Luka quelques secondes plus tôt tandis que Luka, de son côté, semblait complètement perdue. Enfin, ça importait peu, tout ce qu’il fallait, c’était qu’Eliana fasse du bon travail, et que Luka s’en rende compte. Ça devrait être à sa portée.  

Il suffit de quelques minutes à Eliana pour se rendre compte que, non, ça n’était pas à sa portée. Ou du moins, pas si elle ne faisait pas d’effort. Elle savait qu’elle n’avait jamais été une flèche en math, mais elle ne pensait pas avoir autant de mal à comprendre ce que signifiaient tous ces bouts de papiers qu’elle devait trier et répertorier. Elle se doutait qu’il y avait des promesses de dons, des notes résumant les sommes acquises, des résumés de Dieu-sait-quoi, mais comme elle n’y connaissait rien, elle avait l’impression que déchiffrer la moindre note relevait du miracle.

Pourtant, elle finit par y arriver. Ce n’était ni amusant, ni gratifiant, mais en ayant comme objectif d’avoir la reconnaissance de Luka, la tâche devenait un brin plus intéressante. Qu’est-ce qu’il ne fallait pas faire pour être élue... Et encore, Luka ne représentait qu’une seule voix. À la rigueur, elle pourrait en parler à d’autres personnes qui verraient en Eliana une personne de confiance. Si elle avait de la chance.

En tous cas, lorsque Luka se fit de nouveau remarquer en rentrant dans la pièce, Eliana était tellement concentrée sur ses petits papiers qu’elle ne l’entendit pas tout de suite, et sursauta lorsqu’elle sentit sa présence proche d’elle, cognant son genou contre le bureau. Recroquevillée sur elle-même dans la douleur, Eliana tourna son visage vers Luka. Elle avait l’air un brin plus normale, ce qui était relativement bon signe.

“Comment l’orphelinat fait pour survivre avec aussi peu de moyens ? J’ai l’impression qu’on dépense beaucoup plus que ce qu’on gagne. Soit on survit à peine, soit je suis vraiment plus nulle en math que ce que je croyais.”

C’était plus ou moins le constat qu’avait fait Eliana. Il n’était pas impossible qu’elle se soit trompée, au final, étant donné les difficultés qu’elle avait eu au départ, pourtant, quelque chose lui disait que non. Le manque de moyens expliquerait l’état douteux de certains jouets et du mobilier. Même ce bureau sur lequel elle était recroquevillé avait l’air d’avoir vécu plusieurs guerres tant il était abimé par endroits.

« Amuse-toi bien alors. »

S’amuser à quoi ? Luka fronça les sourcils, puis tourna le dos à Eliana. Ses pas la guidèrent naturellement en-dehors du bureau, puis dans un couloir, puis finalement dans la bibliothèque-salle de jeu où il n’y avait personne. Luka s’effondra sur le canapé et s’endormit presque instantanément avec une seule pensée : plus jamais de café.

La sieste de Luka ne dura pas longtemps, trente minutes tout au plus, mais quand elle rouvrit des yeux, elle se sentait déjà mieux. Elle repassa par les cuisines, récupéra des restes de pizza de la veille et se dirigea de nouveau vers son bureau. Avait-elle réellement abandonnée Eliana sur de la compta pour aller faire une sieste ? Quelle idée de merde. Eliana lui en voudrait sûrement. Peut-être ? Heureusement que Luka avait récupéré de nourriture finalement.

Luka glissa dans le bureau et s’approcha d’Eliana, prête à lui proposer de la pizza en signe de paix, mais cette dernière sursauta plus que raison et s’éclata le genou dans le bureau. Ce sursaut fit sursauter Luka à son tour qui se mordit la langue en essayant de se contenir. Un désagréable goût de sang vint se répandre sa bouche et Luka en eut les larmes aux yeux. Quelle journée de merde.

« Comment l’orphelinat fait pour survivre avec aussi peu de moyens ? J’ai l’impression qu’on dépense beaucoup plus que ce qu’on gagne. Soit on survit à peine, soit je suis vraiment plus nulle en math que ce que je croyais. »

Luka fut sidérée de voir le calme avec lequel parlait Eliana alors qu’elle était recroquevillée de douleur. À sa place, Luka aurait sûrement insulté l’intégralité du bureau, en passant par le mobilier lui-même jusqu’au papier peint.

« Euh, on est clairement dans la merde, tu n’as probablement aucun problème en maths. Les enfants n’intéressent personne. Ou seulement de temps en temps pour faire bonne figure. Les gens sont trop occupés avec des problèmes euh, autres, je suppose. Les élections, la pseudo guerre entre les roublards et les droits, les privilèges des mondains, les frontières, comme d’hab finalement… »

Luka fronça les sourcils en repensant à tout ça. La vie sur Terre n’avait rien à envier à la vie sur Lux, si ce n’était qu’ici les gens étaient immortels et pouvaient donc faire chier éternellement pour des problèmes qui avaient parfois été déjà résolu depuis cent ans sur Terre. Eliana se redressa davantage et Luka secoua la tête.

« Est-ce que ça va ? Je suis désolée de t’avoir surpris. »

Luka se balançait d’un pied à l’autre, incapable de savoir si Eliana avait besoin d’un soin quelconque, si elle voulait se faire approcher. Une partie de Luka voulait se pencher pour voir le genou de plus près, afin d’établir si tout allait vraiment bien ou pas. L’autre partie, plus raisonnable, lui soufflait que si cette femme avait soudainement des attributs de chat, elle en avait peut-être le comportement et se faire feuler dessus n’était pas dans ses plans. Luka se racla la gorge et enchaîna rapidement en tendant une boîte en carton en direction d’Eliana.

« J’ai récupéré des restes de pizza de la veille, je sais pas si t’en veux ? »

Eliana se focalisait sur la voix de Luka pour essayer d’oublier la douleur. C’était une tâche bien plus facile à dire qu’à faire, étant donné qu’elle avait visiblement touché un nerf. Inspiration. La douleur n’est que passagère, à quoi bon se prendre la tête alors qu’elle disparaîtra dans quelques minutes. Expiration. Les enfants n’intéressent personne. Ou seulement de temps en temps pour faire bonne figure... les élections... Oui, Luka donnait vraiment l’impression de décrire exactement ce que faisait Eliana en ce moment. Se doutait-elle de quelque chose ? Inspiration. Il y avait une odeur, très légère, qui n’était pas là auparavant. Eliana se releva doucement pour examiner la provenance de l’odeur, ce à quoi Luka s’excusa de l’avoir surprise. Eliana balaya la remarque d’un geste de la main, comme si ce n’était pas grave. Elle ne pouvait pas non plus en faire tout un plat alors qu’elle essayait de se faire passer pour quelqu’un de respectable.

Puis la source de l’odeur se révéla enfin à Eliana. De la pizza. Froide, ce qui expliquait le fait que l’odeur fut très légère. Sans qu’elle ne puisse vraiment les contrôler, elle sentit ses oreilles se redresser et sa queue remuer en signe d’intérêt. Comment était-elle censée paraître respectable et digne d’être maire si ces fichus attributs félins n’en faisaient qu’à leur tête ? Enfin bon. Perdu pour perdu, Eliana hocha vigoureusement la tête et attrapa une part dans la boîte que lui tendait Luka. Elle s’efforça d’avaler le morceau qu’elle avait dans la bouche avant de parler, histoire d’au moins donner l’impression qu’elle avait des manières.

“Si ton plan est d’acheter mon pardon avec de la pizza, sache que ça pourrait bien marcher.”

Eliana espérait que Luka soit maintenant assez réveillée pour comprendre le ton humoristique qui teintait sa voix, sans trop s’en inquiéter pour autant. Souvent, quand elle faisait une blague, ça ne faisait rire qu’elle, alors avait pris l’habitude de ne pas être comprise. Son regard se reporta sur les papiers qui jonchaient le bureau.

“Je pensais qu’avec un mondain à la tête de l’orphelinat, l’argent n’aurait pas été un problème.”

La pseudo guerre, avait dit Luka. C’était revenu à l’esprit d’Eliana subitement. Elle était trop préoccupée par la douleur, maintenant presque disparue, pour y faire attention, mais c’était un bon indice sur ce qu’elle pensait de la situation actuelle de la ville. Peut-être bien qu’Eliana pourrait s’en servir à son avantage. Elle afficha une moue pensive, qui se refléta aussi dans l’abaissement de ses oreilles.

“C’est sûr que si le maire ne s’occupe que d’un conflit idiot et délaisse l’orphelinat, ça n’aide pas. C’est idiot, les enfants sont l’une des seules sources de vie de Lux : tous les autres sont si moroses, soit à vagabonder sans but, soit à se perdre dans une quête personnelle. Les enfants, eux, me donnent l’impression d’être les seuls à vraiment apprécier la vie, et pourtant on leur met des bâtons dans les roues en les laissant vivre avec le strict minimum. Il faudra changer ça.”

Petit à petit, la voix d’Eliana devenait plus basse, plus pensive. Elle essayait à moitié de donner l’impression à Luka qu’elles pensaient à peu près pareil, mais ne pouvait s’empêcher de réfléchir à une solution qui pourrait la placer elle sur le devant de la scène, en maîtresse totale de Lux. D’autant que si elle rendait de nombreux services à l’Orphelinat, ils lui seraient redevables... Elle n’était pas encore sûre de savoir quoi faire de toutes ces informations, mais elle se doutait que ça pourrait lui être utile dans le futur. De toutes façons, elle avait tout le temps qu’elle souhaitait pour échafauder autant de plans que son cœur lui dicterait.

« Si ton plan est d’acheter mon pardon avec de la pizza, sache que ça pourrait bien marcher. »

Un sourire chaleureux se dessina sur les lèvres de Luka alors qu’elle regardait Eliana se redresser et manger de la pizza. Le sérieux de la conversation revint vite au galop alors qu’Eliana pointait du doigt les différents papiers qui jonchaient le bureau.

« Je pensais qu’avec un mondain à la tête de l’orphelinat, l’argent n’aurait pas été un problème. »

Luka hocha les épaules. Cet orphelinat avait beau porter le nom de Selim, la Roublarde ne l’avait jamais croisé de toute sa vie. Il faisait peut-être parti de ces Mondains qui faisaient une bonne action une fois avant de disparaître à tout jamais du grand public pour aller faire la cour à la Marquise. Luka porta une part de pizza à sa bouche tout en s’appuyant contre le rebord du bureau.

« C’est sûr que si le maire ne s’occupe que d’un conflit idiot et délaisse l’orphelinat, ça n’aide pas. C’est idiot, les enfants sont l’une des seules sources de vie de Lux : tous les autres sont si moroses, soit à vagabonder sans but, soit à se perdre dans une quête personnelle. Les enfants, eux, me donnent l’impression d’être les seuls à vraiment apprécier la vie, et pourtant on leur met des bâtons dans les roues en les laissant vivre avec le strict minimum. Il faudra changer ça. »

Luka fronça légèrement les sourcils en mastiquant la pizza froide. Est-ce qu’Eliana venait de lire dans les pensées profondes de Luka ? C’était comme entendre ce qu’elle pensait prononcé à voix haute et par quelqu’un d’autre. Un sourire amusé se dessina sur les lèvres de Luka qui regardait Eliana perdue dans ses pensées. Luka avait définitivement mal jugé Eliana dès le début – encore une raison pour qu’elle apprenne à dormir raisonnablement – et s’en voulait presque.

Eliana, sentant sûrement le regard appuyé de Luka sur elle, releva la tête et planta un regard interrogatif dans les yeux de Luka qui s’empressa d’avaler la pizza qui lui restait en bouche. Elle fit un sourire désolé et indiqua du menton les papiers du le bureau.

« Il faudrait réussir à convaincre plus de Mondains de donner leur argent à l’Orphelinat, c’est eux qui possèdent le plus de ressources. Le problème c’est que la moitié sont trop occupés à jouir de leur position hautement placée et l’autre sont plutôt occupés à fuir car ils n’acceptent pas les privilèges. Compliqué de trouver un équilibre… »

Luka enfourna une nouvelle part de pizza dans sa bouche, mastiquant tout en réfléchissant. Souvent, ceux trop occupés à fuir les privilèges possédaient moins de revenus car ils étaient moins enclins à entretenir leur relation avec la Marquise, réduisant ainsi leur impact sur le monde. Les mondains, déjà rares, devenaient quasiment inaccessibles avec ce genre de mentalité. Luka soupira, lassée, et reporta son attention sur Eliana à qui elle offrit un sourire chaleureux.

« Enfin bon, ce n’est pas aujourd’hui que ce problème sera réglé. Il faudrait revoir l’intégralité du fonctionnement de l’Orphelinat, mais puisqu’il est principalement basé sur du volontariat et que Selim est inexistant, on manque cruellement d’organisation, ce qui cause aussi un problème. Peut-être qu’avec les prochaines élections, il y aura un nouveau souffle sur Lux… Luka fronça les sourcils, l’air soudainement grave. Ou un pire. »

Un court silence enveloppa les deux jeunes filles avant que Luka ne balaye d’un revers de main ses pensées obscures.

« Enfin bref. Toute cette politique, c’est toujours compliqué. Peu de chance que l’Orphelinat intéresse qui que ce soit à part pour gagner des voix. Dans l’optique où quelqu’un s’y intéresserait en tant que candidat, son désintéressement sera total au moment où viendra l’heure de faire réellement quelque chose. Le social, c’est que pour faire beau. Sur Terre comme sur Lux. »